L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman

Prologue

Je portais un costume noir, une chemise blanche, une cravate noire et des chaussures noires, bien cirées et brillantes : des vêtements dans lesquels j’aurais été mal à l’aise, en temps ordinaire, comme si j’avais endossé un uniforme volé ou si je voulais passer pour un adulte. Aujourd’hui, ils m’apportaient une sorte de réconfort. Je portais les vêtements appropriés à une rude journée.
J’avais accompli mon devoir, le matin, prononcé les paroles que je devais prononcer, et j’étais sincère en les disant ; et puis, une fois le service terminé, je suis monté en voiture et je suis parti au hasard, sans plan défini, avec environ une heure à tuer avant de rencontrer d’autres gens que je n’avais plus vus depuis des années, serrer d’autres mains et boire trop de tasses de thé dans le beau service en porcelaine. J’ai suivi des routes de campagne sinueuses du Sussex dont je ne me souvenais qu’à demi, jusqu’à ce que je me retrouve dans la direction du centre-ville, aussi ai-je obliqué, au hasard, sur une autre route, et tourné à gauche, puis à droite. C’est seulement alors que j’ai compris où j’allais vraiment, où j’allais depuis le début, et ma sottise m’a fait grimacer.
Je roulais vers une maison qui n’existait plus depuis des décennies.
J’ai à ce moment-là songé à faire demi-tour, alors que je suivais une rue large qui était autrefois un chemin empierré de silex au long d’un champ d’orge ; à faire demi-tour et à laisser le passé en paix. Mais je ressentais de la curiosité.
L’ancienne maison, celle où j’avais vécu sept ans, de l’âge de cinq ans jusqu’à celui de douze, avait été démolie et elle était perdue pour de bon. La nouvelle, celle que mes parents avaient construite au bas du jardin, entre les bosquets d’azalées et le rond vert dans l’herbe que nous appelions le cercle des fées, celle-là avait été vendue trente ans plus tôt.
En vue de la nouvelle maison, j’ai ralenti la voiture. Ça resterait toujours la nouvelle maison, dans ma tête. Je me suis engagé dans l’allée, pour observer de quelle façon ils avaient développé son architecture du milieu des années 70. J’avais oublié que ses briques étaient brun chocolat. Les nouveaux habitants avaient transformé le tout petit balcon de ma mère en un jardin d’hiver sur deux niveaux. J’ai contemplé la maison, me rappelant moins que je m’y attendais mes années d’adolescence : ni bons moments, ni mauvais. Adolescent, j’avais habité ici quelque temps. Ça ne semblait pas être une composante de ce que j’étais à présent.
J’ai reculé avec la voiture pour sortir de leur allée.
Il était temps, je le savais, de me rendre à la maison agitée et joyeuse de ma sœur, toute toilettée et guindée pour ce jour. J’allais discuter avec des gens dont j’avais oublié l’existence depuis des années et ils m’interrogeraient sur mon mariage (sombré une décennie plus tôt, une liaison qui s’était lentement effilochée jusqu’à ce que, finalement, comme cela semblait être leur lot commun, elle cède), me demanderaient si je voyais quelqu’un (non ; je n’étais même pas sûr d’en être capable, pas tout de suite), et me poseraient des questions sur mes enfants (tous grands, ils mènent leur propre vie, ils regrettent de ne pas avoir pu venir aujourd’hui), le travail (ça marche, merci, répondrais-je, sans jamais savoir comment parler de ce que je fais. Si je savais en parler, je n’aurais pas besoin de le pratiquer. Je crée de l’art, parfois je crée de l’art véritable, et parfois il comble les vides béants de ma vie. Quelques-uns. Pas tous). Nous évoquerions la disparition ; nous nous souviendrions des morts.
Le petit chemin de campagne de mon enfance était désormais une route d’asphalte noir qui servait de zone tampon entre deux lotissements tentaculaires. J’ai continué à la suivre, en m’éloignant de la ville ; ce n’était pas la direction que j’aurais dû prendre, et je trouvais ça agréable.
La route lisse et noire est devenue plus étroite, plus sinueuse, devenue le chemin à voie unique dont j’avais gardé le souvenir d’enfance, devenue de la terre battue, bosselée de silex, comme des os.
Bientôt, j’ai roulé lentement, en cahotant, le long d’un chemin encaissé entre des broussailles et des fourrés de ronces, partout où ne se dressait pas un bosquet de noisetiers ou une haie hirsute. J’ai eu l’impression d’avoir remonté le temps avec ma voiture. Le chemin était tel que je me le rappelais, alors que rien d’autre ne l’était.
J’ai dépassé la ferme Caraway. Je me suis souvenu d’avoir, à seize ans pile, embrassé Callie Anders, pommettes rouges et cheveux blonds, qui vivait là et dont la famille n’allait pas tarder à déménager vers les îles Shetland, et jamais plus je ne l’embrasserais ni ne la reverrais. Ensuite, plus rien que des champs des deux côtés de la route, sur pratiquement deux kilomètres : une imbrication de prés. Peu à peu, le chemin est devenu un sentier. Il touchait à son terme.
Je me suis souvenu d’elle avant d’avoir tourné au coin et de la voir, dans toute la gloire décatie de ses briques rouges : la ferme des Hempstock.
Elle m’a pris par surprise ; pourtant, le chemin s’était toujours achevé là. Je n’aurais pas pu aller plus loin. J’ai garé la voiture auprès de la cour de la ferme. Je n’avais aucun plan en tête. Je me suis demandé si, après tant d’années, quelqu’un y vivait encore ou, plus précisément, si les Hempstock y vivaient encore. Cela semblait peu probable, mais après tout, du peu que je gardais en mémoire, c’étaient des gens improbables.
J’ai été assailli par la puanteur de bouse de vache dès que je suis descendu de voiture, et j’ai traversé la petite cour, avec précaution, jusqu’à la porte principale. J’ai cherché une sonnette, en vain, et puis j’ai frappé. La porte n’avait pas été fermée à fond, et elle s’est entrebâillée doucement quand je l’ai cognée de mes phalanges.
J’étais venu ici, non, il y avait longtemps ? J’en avais la certitude. Les souvenirs d’enfance sont parfois enfouis et masqués sous ce qui advient par la suite, comme des jouets d’enfance oubliés au fond d’un placard encombré d’adulte, mais on ne les perd jamais pour de bon. Je suis entré dans le vestibule et j’ai appelé : « Ohé ? Il y a quelqu’un ? »
Je n’ai rien entendu. J’ai senti des odeurs de pain qui cuit, d’encaustique pour meubles et de bois anciens. Mes yeux ont été lents à s’accommoder à la pénombre : je l’ai scrutée, me préparant à tourner les talons pour m’en aller lorsqu’une femme âgée est sortie du couloir obscur, un chiffon blanc à la main. Elle portait longs ses cheveux gris.
« Mme Hempstock ? » ai-je demandé.
Elle a penché la tête sur un côté, m’a regardé. « Oui. Je vous connais, vous, jeune homme », a-t-elle dit. Je ne suis pas un jeune homme. Plus maintenant. « Je vous connais, mais les choses se brouillent quand on arrive à mon âge. Qui êtes-vous, exactement ?
— Je crois que je devais avoir sept ans, peut-être huit, la dernière fois que je suis venu ici. »
Alors, elle a souri. « Vous étiez l’ami de Lettie ? D’en haut du chemin ?
— Vous m’avez donné du lait. Il était tout chaud tiré des vaches. » Et j’ai alors pris conscience de toutes les années qui avaient passé, et j’ai corrigé : « Non, ce n’est pas vous qui avez fait ça, ce devait être votre mère qui m’a donné du lait. Excusez-moi. » En vieillissant, nous devenons nos parents ; si on vit assez longtemps, on voit des visages se répéter dans le temps. Je me souvenais de Mme Hempstock, la mère de Lettie, comme de quelqu’un de trapu. Cette femme-ci était maigre comme un clou et paraissait délicate. Elle ressemblait à sa mère, à la femme que j’avais connue sous le nom de « la vieille Mme Hempstock ».
Parfois, en me regardant dans la glace, je vois le visage de mon père, pas le mien, et je me souviens de la façon qu’il avait de se sourire dans les miroirs, avant de sortir. « Pas mal, disait-il à son reflet avec approbation. Pas mal. »
« Vous êtes venu voir Lettie ? m’a demandé Mme Hempstock.
— Elle est ici ? » Cette idée m’a surpris. Elle était partie quelque part, non ? En Amérique ?
La vieille femme a secoué la tête. « J’allais justement mettre la bouilloire sur le feu. Vous prendrez bien un peu de thé ? »
J’ai hésité. Puis j’ai répondu que, si elle n’y voyait pas d’inconvénient, j’aimerais qu’elle m’indique le chemin de la mare aux canards, d’abord.
« La mare aux canards ? »
Je savais que Lettie lui donnait un drôle de nom. Je me souvenais de ça. « Elle l’appelait la mer. Quelque chose dans ce genre. »
La vieille femme a posé son chiffon sur le buffet. « Ça se boit pas, l’eau de mer, hein ? Trop salée. Ça serait comme boire le sang de la vie. Vous vous rappelez le chemin ? On y va en faisant le tour de la maison. Suffit de suivre le sentier. »
Si vous m’aviez posé la question une heure plus tôt, j’aurais répondu que non, je ne me rappelais pas ce sentier. Je ne crois même pas que je me serais souvenu du nom de Lettie Hempstock. Mais, debout dans ce vestibule, tout me revenait. Des souvenirs attendaient à la lisière des choses, pour me faire signe. Vous m’auriez déclaré que j’avais à nouveau sept ans, j’aurais pu vous croire à moitié, un instant.
« Merci. »
Je suis sorti dans la cour de la ferme. J’ai longé le poulailler, passé la vieille grange et suivi le bord du champ, me rappelant où j’étais et ce qui venait ensuite, et exultant de le savoir. Des noisetiers bordaient le pré. J’ai cueilli une poignée de noisettes vertes, les ai empochées.
Ensuite, la mare, ai-je pensé. Je n’ai plus qu’à contourner la grange, et je vais la voir.
Je l’ai vue et je m’en suis senti curieusement fier, comme si ce seul effort de mémoire avait soufflé une partie des toiles d’araignées de la journée.
La mare était plus réduite que dans mon souvenir. Il y avait une petite remise en bois sur l’autre berge et, au bord du sentier, un antique et lourd banc de bois et de métal. Les lattes écaillées avaient été peintes en vert quelques années plus tôt. Je me suis assis sur le banc et j’ai fixé le reflet du ciel dans l’eau, l’écume de lentilles d’eau sur les bords, et la demi-douzaine de nénuphars. De temps en temps, je jetais une noisette au milieu de la mare, cette mare que Lettie Hempstock appelait…
Non, ce n’était pas la mer…
Elle devait être plus vieille que moi, actuellement, Lettie Hempstock. Elle n’avait à l’époque qu’une poignée d’années d’avance sur moi, malgré tous ses drôles de discours. Elle avait onze ans. J’avais… combien avais-je ? C’était après la fête d’anniversaire ratée. Je le savais. Je devais donc avoir sept ans.
Je me suis demandé si nous ne serions pas tombés à l’eau, un jour. Est-ce que je l’avais poussée dans la mare aux canards, cette drôle de fille qui vivait dans la ferme tout au bout du chemin ? Je me souvenais de l’avoir vue dans l’eau. Il se pouvait qu’elle m’y ait poussé aussi.
Où était-elle partie ? En Amérique ? Non, en Australie. Voilà. Quelque part très, très loin.
Et ce n’était pas la mer. C’était l’océan.
L’océan de Lettie Hempstock.
Je me suis souvenu de ça et, me souvenant de ça, je me suis souvenu de tout.