CHAPITRE 10 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY

J’ai fait d’étranges rêves dans cette maison, cette nuit-là. Je me suis réveillé dans le noir, et je savais seulement qu’un rêve m’avait tellement effrayé que je devais me réveiller ou mourir ; pourtant, malgré tous mes efforts, impossible de me souvenir de ce que j’avais rêvé. Ce rêve me hantait : dressé derrière moi, présent et pourtant invisible, comme ma propre nuque, simultanément proche et absente.
Mon père me manquait, ma mère me manquait, mon lit chez moi, à deux kilomètres de distance à peine, me manquait. Hier me manquait, avant Ursula Monkton, avant la colère de mon père, avant la baignoire. Je voulais retrouver cette journée d’hier, et je le voulais si fort.
J’ai essayé d’attirer le rêve qui m’avait tant bouleversé au premier plan de mes pensées, mais il refusait de venir. Il y avait de la trahison, dedans, je le savais, et du deuil, et le temps. Ce rêve me faisait appréhender de me rendormir : la cheminée était presque obscure, désormais, avec le seul rougeoiement sombre des braises dans l’âtre pour signaler qu’il avait naguère pu flamber, naguère dispenser de la lumière.
Je suis descendu du lit à baldaquin, et j’ai cherché dessous à tâtons jusqu’à ce que je trouve le lourd pot de chambre en porcelaine. J’ai relevé ma chemise de nuit et j’en ai fait usage. Ensuite, je suis allé à la fenêtre et j’ai regardé au-dehors. La lune était encore pleine, mais à présent, elle était bas dans le ciel, et d’un orange profond : ce que ma mère appelait une lune des moissons. Mais on moissonne en automne, je le savais, pas au printemps.
Dans ce clair de lune orange, je voyais une vieille femme – j’étais presque certain que c’était la vieille Mme Hempstock, bien qu’il soit difficile de discerner son visage correctement – qui allait et venait. Elle avait un long gros bâton sur lequel elle s’appuyait en marchant, comme un bourdon. Elle m’a rappelé les soldats en train de parader que j’avais vus lors d’une excursion à Londres, devant Buckingham Palace, pendant qu’ils défilaient en avançant et en reculant.
Je l’ai observée et j’en ai ressenti du réconfort.
Dans le noir, j’ai regrimpé dans mon lit, j’ai posé ma tête sur l’oreiller vide et j’ai songé : jamais je ne vais pouvoir me rendormir, plus maintenant, et puis j’ai ouvert les yeux, et j’ai vu que c’était le matin.
Il y avait des vêtements comme je n’avais jamais vus sur une chaise près du lit. Il y avait deux cruches en porcelaine – une d’eau chaude et fumante, l’autre d’eau froide, à côté d’une petite jatte en porcelaine blanche dont j’ai compris que c’était une cuvette de lavabo, insérée dans une petite table de bois. Le chaton noir pelucheux était revenu au pied du lit. Il a ouvert les yeux quand je me suis levé : ils étaient d’un bleu-vert soutenu, incongru et étrange, comme la mer en été, et il a poussé un miaulement aigu en forme d’interrogation. Je l’ai caressé, et puis je suis descendu du lit.
J’ai mélangé l’eau chaude et l’eau froide dans la cuvette, je me suis débarbouillé la figure et les mains. Je me suis lavé les dents avec l’eau froide. Il n’y avait pas de dentifrice, mais une petite boîte ronde en fer-blanc sur laquelle était inscrit en caractères vieillots Poudre Dentifrice Max Melton, Excellence & Efficacité. J’ai placé un peu de poudre blanche sur ma brosse à dents verte, et je me suis lavé les dents avec. Elle avait un goût de menthe et de citron, dans ma bouche.
J’ai examiné les vêtements qu’on m’avait laissés. Ils ne ressemblaient à rien de ce que j’avais jamais porté avant. Il n’y avait aucun sous-vêtement. Il y avait une chemise de dessous blanche, sans boutons, mais avec un long pan à l’arrière. Il y avait un pantalon brun qui s’arrêtait aux genoux, une paire de longs bas blancs et un veston de couleur marron avec un V taillé dans le dos, en queue d’hirondelle. Les chaussettes brun clair ressemblaient davantage à des bas. J’ai enfilé cette tenue de mon mieux, en regrettant l’absence de fermeture éclair ou de fermoir, à la place des crochets, des boutons et de leurs boutonnières raides et inflexibles.
Les chaussures portaient des boucles d’argent sur l’empeigne, mais elles étaient trop grandes pour m’aller, aussi suis-je sorti de la chambre en pieds de chaussettes, et le chaton m’a suivi.
Pour atteindre ma chambre la veille au soir, j’étais monté à l’étage et, en haut des marches, j’avais tourné à gauche. J’ai donc tourné à droite, je suis passé devant la chambre de Lettie (la porte était entrebâillée et la pièce était vide) et je me suis dirigé vers l’escalier. Mais il ne se trouvait pas à l’endroit dont je me souvenais. Le couloir s’achevait sur un mur nu, et une fenêtre qui dominait des bois et des champs.
Le petit chat noir aux yeux bleu-vert a miaulé, bruyamment, comme pour attirer mon attention, et il a repris le couloir avec une démarche pleine de suffisance, la queue dressée. Il m’a conduit le long du corridor, puis a tourné et emprunté un passage que je n’avais jamais vu, jusqu’à un escalier. Le chaton l’a descendu en bondissant de marche en marche d’un air aimable, et je l’ai suivi.
Ginnie Hempstock se tenait au pied de l’escalier. « T’as bien dormi, et longtemps, a-t-elle dit. On a déjà trait les vaches. Ton petit déjeuner est sur la table, et il y a une soucoupe de crème près de la cheminée pour ton amie.
— Où est Lettie, Madame Hempstock ?
— Partie faire une course, chercher des affaires dont elle aura peut-être besoin. Il faut qu’elle parte, la créature qui est chez toi, sinon il y aura du grabuge, et ça ira en empirant. Lettie l’a déjà entravée une fois, et la créature a échappé aux barrières, alors Lettie va devoir la renvoyer chez elle.
— Je veux juste qu’Ursula Monkton s’en aille, ai-je dit. Je la déteste. »
Ginnie Hempstock a tendu un doigt, l’a passé en travers de mon gilet. « C’est pas une tenue qui se porte encore dans la région, de nos jours, a-t-elle commenté. Mais ma maman a jeté un petit charme dessus, donc aucun risque que quelqu’un s’en aperçoive. Tu peux te promener là-dedans tant que tu voudras, et pas une âme y verra la moindre bizarrerie. Pas de chaussures ?
— Elles m’allaient pas.
— Je vais laisser quelque chose à ta taille à la porte de derrière, en ce cas.
— Merci.
— Je la déteste pas, a-t-elle ajouté. Elle fait ce qu’elle fait, en accord avec sa nature. Elle dormait, elle s’est réveillée, elle essaie de donner à tout le monde ce qu’ils veulent.
— Elle m’a rien donné que je voudrais. Elle a dit qu’elle voulait m’enfermer au grenier.
— Ça se peut bien. T’as été son passage vers ici, et c’est dangereux, d’être une porte. » De l’index, elle m’a tapoté la poitrine, au-dessus du cœur. « Et elle était mieux où elle se trouvait. On l’aurait renvoyée chez elle en toute sécurité… on a fait ça des dizaines de fois, pour d’autres de son espèce. Mais c’est une cabocharde, celle-là. On peut rien leur apprendre. Bien. Ton petit déjeuner est sur la table. Je serai dans le champ du fond, si on a besoin de moi. »
Il y avait un bol de porridge sur la table de la cuisine et, à côté, une soucoupe, contenant un fragment de rayon de miel doré, et un pichet de crème jaune et onctueuse.
J’ai pris à la cuillère une part du rayon de miel et je l’ai mélangée à l’épais porridge, et j’ai ensuite versé la crème.
Il y avait aussi du pain grillé, cuit sous le gril comme le préparait mon père, avec de la confiture de mûres maison. Il y avait la meilleure tasse de thé que j’aie jamais bue. Près de la cheminée, la petite chatte lapait une soucoupe de lait crémeux, et ronronnait si fort que je l’entendais de l’autre bout de la pièce.
J’aurais voulu savoir ronronner aussi. À cet instant-là, j’aurais ronronné.
Lettie est entrée, portant un cabas, de ce modèle démodé qu’on ne voit plus jamais de nos jours : les vieilles dames en prenaient pour aller faire leurs courses, de grands sacs en vannerie, presque des paniers, en raphia tressé au-dehors, doublé de tissu, avec des poignées en corde. Ce cabas-ci était presque plein. Lettie avait une égratignure à la joue et elle avait saigné, bien que le sang ait séché. Elle ne semblait pas ravie.
« Bonjour, lui ai-je dit.
— Hé ben, a-t-elle répondu. Laisse-moi te le dire, au cas où tu irais te figurer que je me suis amusée : c’était pas amusant, mais alors, pas du tout. Les mandragores font un tintouin infernal quand on les déterre et j’avais pas pris de bouchons pour les oreilles, et une fois que je l’ai eue, j’ai dû aller l’échanger contre une bouteille d’ombres, une des vieilles, avec plein d’ombres dissoutes dans du vinaigre… » Elle s’est beurré une tranche de pain grillé, puis a écrasé dessus un bout de rayon de miel doré et s’est mise à mastiquer. « Et tout ça, c’était rien que pour arriver au bazar, et ils devraient même pas être déjà ouverts. Mais j’ai trouvé là-bas à peu près tout ce dont j’avais besoin.
— Je peux voir ?
— Si tu veux. »
J’ai regardé dans le cabas. Il était rempli de jouets cassés : des yeux, des têtes et des mains de poupées, des voitures sans roues, des billes œil-de-chat ébréchées. Lettie a levé la main et pris le pot de confiture sur le rebord de la fenêtre. À l’intérieur, le trou de ver translucide argenté remuait, se tortillait et décrivait cercles et spirales. Lettie a laissé choir le pot dans le cabas, avec les jouets cassés. Le petit chat dormait et nous ignorait complètement.
Lettie a dit : « T’es pas obligé de m’accompagner, cette fois-ci. Tu peux rester ici pendant que je vais lui parler. »
J’y ai réfléchi. « Je me sentirais plus en sécurité avec toi », lui ai-je dit.
Elle n’en a pas paru enchantée. « Allons jusqu’à l’océan », a-t-elle dit. Le chaton a ouvert ses yeux trop vert et bleu et nous a regardés partir d’un air indifférent.
Il y avait une paire de bottes en cuir noir, comme des bottes de cavalier, qui m’attendaient près de la porte de derrière. Elles paraissaient anciennes, mais bien entretenues, et étaient juste à ma taille. Je les ai mises, bien que je me sois senti plus à mon aise en sandales. Ensemble, Lettie et moi, nous sommes allés jusqu’à son océan, c’est-à-dire à la mare.
Nous nous sommes assis sur le vieux banc, et avons contemplé la surface brune et placide de la mare, les nénuphars et l’écume de lentilles d’eau au bord de l’étang.
« Vous êtes pas des gens, les Hempstock, ai-je déclaré.
— Si, d’abord. »
J’ai secoué la tête. « Je parie que vous ressemblez même pas vraiment à ça. Pas en réalité. »
Lettie a haussé les épaules. « Personne ressemble vraiment à ce qu’il est réellement à l’intérieur. Ni toi. Ni moi. Les gens sont beaucoup plus compliqués que ça. C’est vrai pour tout le monde.
— Est-ce que t’es un monstre ? Comme Ursula Monkton ? »
Lettie a jeté un caillou dans la mare. « Je crois pas. Il y a des monstres de toutes les formes et de toutes les tailles. Certains sont des créatures dont les gens ont peur. D’autres sont des créatures qui ressemblent à des choses qui faisaient peur aux gens il y a très longtemps. Parfois, les monstres sont des choses dont les gens devraient avoir peur, mais ils en ont pas peur.
— Les gens devraient avoir peur d’Ursula Monkton.
— Ça s’ peut. De quoi crois-tu qu’a peur Ursula Monkton ?
— Chsais pas. Pourquoi tu crois qu’elle a peur de quelque chose ? C’est une adulte, non ? Les adultes et les monstres ont peur de rien.
— Oh, si, les monstres ont peur. C’est pour ça que ce sont des monstres. Quant aux adultes… » Elle a arrêté de parler, a frotté du doigt son nez taché de son. Puis : « Je vais te confier quelque chose d’important. Les adultes non plus, ils ressemblent pas à des adultes, à l’intérieur. Vus de dehors, ils sont grands, ils se fichent de tout et ils savent toujours ce qu’ils font. Au-dedans, ils ressemblent à ce qu’ils ont toujours été. À ce qu’ils étaient lorsqu’ils avaient ton âge. La vérité, c’est que les adultes existent pas. Y en a pas un seul, dans tout le monde entier. » Elle a réfléchi un moment. Puis elle a souri. « À part Mémé, bien sûr. »
Nous sommes restés assis là, côte à côte, sur le vieux banc de bois, sans rien dire. Je pensais aux adultes. Je me suis demandé si c’était vrai : si en réalité c’étaient tous des enfants enveloppés dans des corps d’adultes, comme les livres pour enfants cachés au milieu de longs bouquins ennuyeux pour adultes, du genre qui ne contient ni illustrations ni dialogues.
« J’adore mon océan », a dit Lettie et j’ai compris que notre moment au bord de la mare était terminé.
« Mais c’est juste pour faire semblant », lui ai-je dit, avec l’impression de trahir l’enfance en l’avouant. « Ta mare. C’est pas un océan. C’est pas possible. Un océan, c’est plus grand qu’une mer. Ta mare, c’est juste une mare.
— Elle est aussi grande qu’elle en a besoin », a rétorqué Lettie, piquée au vif. Elle a poussé un soupir. « On ferait mieux de s’occuper de renvoyer Ursula Machin à l’endroit d’où elle vient. » Puis, elle a ajouté : « Mais je sais de quoi elle a peur. Et tu sais quoi ? Moi aussi, j’en ai peur. »
La petite chatte n’était plus visible nulle part quand nous sommes revenus dans la cuisine, bien que le matou couleur de brouillard siège sur un rebord de fenêtre, en train de contempler le monde. La vaisselle du petit déjeuner avait été lavée et rangée, et mon pyjama rouge et ma robe de chambre, pliés avec soin, m’attendaient sur la table, dans un grand sac en papier brun, en compagnie de ma brosse à dents verte.
« Tu la laisseras pas m’attraper, hein ? » ai-je demandé à Lettie.
Elle a secoué la tête, et ensemble nous avons remonté le chemin sinueux plein de silex qui menait chez moi et à la créature qui s’appelait Ursula Monkton. Je tenais le sac en papier brun avec mes vêtements de nuit à l’intérieur, et Lettie portait son cabas en raphia, trop grand pour elle, chargé des jouets cassés qu’elle avait obtenus en échange d’une mandragore qui hurlait et d’ombres dissoutes dans du vinaigre.
Les enfants, ainsi que je l’ai dit, ont recours à des voies secondaires et aux sentiers cachés, tandis que les adultes suivent des routes et les itinéraires officiels. Nous avons quitté la route, pris un raccourci connu de Lettie qui nous a menés à travers champs, puis conduits dans les vastes jardins abandonnés de la maison décrépite d’un riche propriétaire, avant de regagner le chemin. Nous avons émergé juste en face de l’endroit où j’avais enjambé la barrière métallique.
Lettie a humé l’atmosphère. « Pas encore de vermines, a-t-elle jugé. Tant mieux.
— Mais c’est quoi, les vermines ?
— Tu le sauras quand tu les verras, s’est-elle contentée de dire. Et j’espère bien que t’en verras jamais.
— On va entrer en cachette ?
— Pourquoi veux-tu qu’on se cache ? On va remonter l’allée et passer par la porte d’entrée, comme des gens de qualité. »
Nous avons emprunté l’allée. J’ai demandé : « Tu vas préparer un sortilège et la chasser ?
— On fait pas de sortilèges », a-t-elle répondu. Elle a paru un peu déçue de l’avouer. « Parfois, on suit des recettes. Mais pas de sortilèges ou d’enchantements. Mémé désapprouve tout ça. Elle trouve que c’est vulgaire.
— Alors, c’est pour quoi faire, les trucs dans le cabas ?
— C’est pour empêcher les créatures de voyager quand on veut pas qu’elles le fassent. Pour délimiter des barrières. »
Au soleil matinal, ma maison paraissait si accueillante et si amicale, avec ses chaleureuses briques rouges et son toit de tuiles rouges. Lettie a plongé la main dans le cabas. Elle y a pris une bille, l’a enfoncée dans le sol encore humide. Puis, au lieu d’entrer dans la maison, elle a obliqué vers la gauche, en longeant la bordure de la propriété. Près du carré de potager de M. Wollery, nous nous sommes arrêtés et elle a retiré autre chose de son cabas : un buste de poupée, rose, sans tête ni jambes, aux mains sévèrement mâchouillées. Elle l’a enterré à côté des plants de petits pois.
Nous avons cueilli quelques cosses de pois, pour les ouvrir et manger les pois à l’intérieur. Les petits pois étaient pour moi une énigme. Je ne comprenais pas pourquoi les adultes prenaient des choses qui avaient si bon goût quand elles étaient fraîches cueillies et crues pour les mettre en boîte de conserve et les rendre écœurantes.
Lettie a placé une girafe miniature, de ces petits jouets en plastique qu’on pouvait trouver dans un zoo pour enfants ou une Arche de Noé, à l’intérieur de la réserve à charbon, derrière un gros boulet d’anthracite. Le charbon avait une odeur d’humidité, d’obscurité et de forêts anciennes broyées.
« Ça va la faire partir, ces trucs ?
— Non.
— Alors, à quoi ça sert ?
— À l’empêcher de partir.
— Mais on veut qu’elle s’en aille.
— Non. On veut qu’elle rentre chez elle. »
Je l’ai considérée : ses cheveux courts, brun-roux, son nez retroussé, ses taches de rousseur. Elle semblait avoir trois ou quatre ans de plus que moi. Elle aurait pu en avoir trois ou quatre mille, ou mille fois plus encore. Je l’aurais suivie avec confiance jusqu’aux portes de l’Enfer, aller et retour. Mais cependant…
« J’aimerais que tu m’expliques comme il faut, ai-je dit. Tu fais tout le temps des mystères. »
Je n’avais pas peur, cependant, et je n’aurais su vous dire pourquoi je n’avais pas peur. J’avais confiance en Lettie, tout comme j’avais eu confiance en elle lorsque nous étions partis à la recherche de la créature qui claquait sous le ciel orange. Je croyais en elle, et cela signifiait qu’il ne m’arriverait rien de mal tant que je serais en sa compagnie. Je le savais comme je savais que l’herbe était verte, que les roses avaient des épines en bois pointues et que les céréales du petit déjeuner étaient sucrées.
Nous sommes entrés chez moi par la porte principale. Elle n’était pas verrouillée – sauf lorsque nous partions en vacances, je ne me souviens pas qu’on l’ait jamais fermée à clé – et nous nous sommes avancés à l’intérieur.
Ma sœur pratiquait ses gammes au piano dans la pièce en façade. Nous sommes entrés. Elle a entendu le bruit, arrêté de jouer Chopsticks et s’est retournée.
Elle m’a regardé avec curiosité. « Qu’est-ce qui s’est passé, hier soir ? m’a-t-elle demandé. Je croyais que t’allais avoir des histoires, mais ensuite, Papa et Maman sont revenus, et tu passais juste la nuit chez des amis. Pourquoi est-ce qu’ils ont raconté que tu dormais chez ton ami ? T’as pas d’amis. » C’est alors qu’elle a remarqué Lettie Hempstock. « Et qui c’est, elle ?
— Mon amie, ai-je répondu. Où il est, l’horrible monstre ?
— L’appelle pas comme ça. Elle est gentille. Elle fait une petite sieste. »
Ma sœur n’a émis aucun commentaire sur ma tenue insolite.
Lettie Hempstock a sorti de son cabas un xylophone cassé et l’a laissé choir sur l’éboulis de jouets qui s’était répandu entre le piano et le coffre à jouets bleu avec son couvercle disloqué.
« Voilà, a-t-elle conclu. Maintenant, il est temps d’aller dire bonjour. »
Premiers vagues frémissements de peur dans ma poitrine et dans ma tête. « Monter dans sa chambre, tu veux dire ?
— Ouaip.
— Qu’est-ce qu’elle fait là-haut ?
— Elle trafique la vie des gens, a dit Lettie. Rien que des gens d’ici, pour le moment. Elle trouve de quoi ils croient avoir besoin et elle essaie de le leur donner. Elle opère comme ça pour changer le monde en un endroit où elle sera plus heureuse. Un endroit plus confortable pour elle. Plus propre. Et elle se soucie plus tellement de leur donner de l’argent, plus maintenant. Désormais, son principal motif, c’est que les gens souffrent. »
Au fur et à mesure que nous gravissions l’escalier, Lettie plaçait un article sur chaque marche : une bille en verre transparent contenant un tortillon vert ; un de ces petits objets en métal qu’on appelle un osselet ; une perle ; une paire d’yeux de poupée bleu vif, réunis à l’arrière par du plastique blanc, afin de les faire s’ouvrir ou se fermer ; un petit aimant en forme de fer à cheval, rouge et blanc ; un caillou noir ; un badge, du genre qu’on trouvait épinglé sur les cartes d’anniversaire, libellé J’ai Sept Ans ; un carnet d’allumettes ; une coccinelle en plastique avec un aimant noir dans sa base ; une voiture miniature, à moitié écrasée, aux roues disparues ; et, en tout dernier lieu, un soldat de plomb. Il lui manquait une jambe.
Nous nous trouvions au sommet de l’escalier. La porte de la chambre était close. Lettie a assuré : « Elle t’enfermera pas au grenier. » Puis, sans frapper, elle a ouvert la porte et est entrée dans cette chambre qui avait jadis été la mienne et, avec réticence, je l’ai suivie.
Ursula Monkton était étendue sur le lit, les yeux fermés. C’était la première adulte en dehors de ma mère que je voyais nue, et je lui ai jeté un coup d’œil curieux. Mais la pièce m’intéressait davantage qu’elle.
C’était mon ancienne chambre, sans l’être vraiment. Plus maintenant. Il y avait le petit lavabo jaune, juste à ma taille, et les murs étaient toujours bleu turquoise, comme au temps où la pièce m’appartenait. Mais des lambeaux de tissu pendaient désormais du plafond, des bandes déchirées d’étoffe grise, comme des pansements, certaines d’une trentaine de centimètres à peine, d’autres qui descendaient pratiquement jusqu’au sol. La fenêtre était ouverte et le vent les froissait et les poussait, si bien qu’elles ondulaient, sur un mode gris, et qu’on avait l’impression que la pièce bougeait peut-être, comme une tente ou un navire en mer.
« Faut que tu t’en ailles, à présent », a annoncé Lettie.
Ursula Monkton s’est assise sur le lit, et puis elle a ouvert les yeux, qui étaient maintenant du même gris que les pendeloques de tissu. Elle a dit, d’une voix qui semblait encore à demi assoupie : « Je me demandais ce que j’allais devoir faire pour vous attirer ici tous les deux, et regardez-moi ça : vous êtes venus.
— C’est pas toi qui nous as attirés ici, a répliqué Lettie. Nous sommes venus parce que nous le voulions. Et je suis venue te donner une dernière chance de t’en aller.
— Je n’irai nulle part », a dit Ursula Monkton, et elle a paru irritée, comme un tout petit enfant qui réclame quelque chose. « Je viens à peine d’arriver ici. J’ai une maison, à présent. J’ai des animaux apprivoisés – son père est vraiment adorable. Je donne du bonheur aux gens. Il n’y a rien qui soit semblable à moi dans le monde entier. Je cherchais, justement, à l’instant où vous êtes entrés. Je suis la seule qui existe. Ils ne peuvent pas se défendre. Ils ne savent pas comment faire. Donc, c’est le meilleur endroit de toute la création. »
Elle nous a souri à tous les deux, un sourire radieux. Elle était vraiment très jolie, pour une adulte, mais quand vous avez sept ans, la beauté est une abstraction, pas un impératif. Je me demande ce que j’aurais fait, si elle m’avait souri comme ça de nos jours : si je lui aurais livré mon esprit, mon cœur ou mon identité sur une demande de sa part, ainsi que mon père l’a fait.
« Tu crois que ce monde est comme ça, a répondu Lettie. Tu t’imagines que c’est une proie facile. C’est pas vrai.
— Bien sûr que si. Qu’est-ce que tu me racontes ? Que ta famille et toi, vous allez défendre ce monde contre moi ? Tu es la seule à quitter de temps en temps les bornes de votre ferme – et tu as essayé de m’entraver sans connaître mon nom. Ta mère n’aurait pas été aussi sotte. Je n’ai pas peur de toi, petite fille. »
Lettie a plongé la main tout au fond du cabas. Elle en a retiré le pot de confiture contenant le trou de ver translucide, et l’a brandi.
« Voilà ton passage de retour, a-t-elle dit. Je fais preuve d’indulgence, et de gentillesse. Fais-moi confiance. Prends-le. Je crois pas qu’on puisse s’approcher davantage de chez toi que le lieu où on t’a rencontrée, avec le ciel orange, mais ça suffira bien. De là-bas, je peux pas te ramener à l’endroit d’où t’es venue à l’origine – j’ai demandé à Mémé, et elle m’a dit que ça existe même plus – mais une fois que tu seras revenue, on te trouvera une place, quelque chose de semblable. Un endroit où tu seras heureuse. Où tu seras en sécurité. »
Ursula Monkton est descendue du lit. Elle s’est remise debout et nous a toisés. Il n’y avait plus d’éclairs pour l’enguirlander, plus maintenant, mais elle était plus effrayante, debout, nue dans cette chambre, que lorsqu’elle flottait sous l’orage. C’était une adulte – non, davantage qu’une adulte. Elle était vieille. Et je ne me suis jamais senti plus enfant.
« Je suis si heureuse, ici, a-t-elle déclaré. Tellement, tellement heureuse ici. » Puis elle a ajouté, presque avec regret : « Pas vous. »
J’ai entendu un bruit, un doux battement de tissu déchiré. Les chiffons gris ont commencé à se détacher du plafond, un par un. Ils sont tombés, mais pas à la verticale. Ils tombaient vers nous, de partout dans la pièce, comme si nous étions des aimants, qui les attiraient vers nos corps. La première bande d’étoffe grise a atterri sur le dos de ma main gauche, et y est restée soudée. J’ai tendu la main droite pour la saisir, et j’ai tiré sur le tissu : il a adhéré un instant puis, en se détachant, il a produit un bruit de succion. Il y avait une marque colorée sur le dos de ma main gauche à l’endroit où s’était collé le tissu, aussi rouge que si j’y avais appliqué un long, long suçon, plus long et plus intense que je n’en ai jamais fait dans la vie réelle, et le sang y perlait. Des marques humides et rouges qui ont bavé quand j’y ai touché, et puis un long pansement de tissu a commencé à s’ancrer sur mes jambes ; je me suis écarté tandis qu’un bout d’étoffe se posait sur ma figure et mon front, qu’un autre venait m’envelopper les yeux, en m’aveuglant. J’ai alors tiré sur ce bandeau plaqué sur mes yeux, mais un autre m’entourait à présent les poignets, les ligotant ensemble, et voilà que j’avais les bras enserrés et cloués au corps ; j’ai trébuché, je suis tombé sur le parquet.
Si je luttais contre les bouts d’étoffe, ils me faisaient mal.
Mon monde était gris. Alors, j’ai capitulé. Je suis resté couché là, sans bouger, en me concentrant uniquement pour respirer à travers l’interstice que les bandes de tissus avaient ménagé pour mon nez. Elles me retenaient, et elles semblaient vivantes.
Étendu sur le tapis, j’ai écouté. Je ne pouvais rien faire d’autre.
« J’ai besoin qu’il n’arrive rien au petit, disait Ursula. J’ai promis de l’enfermer au grenier ; donc, ce sera le grenier. Mais toi, la petite fermière. Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Quelque chose d’approprié. Peut-être que je devrais te retourner complètement, pour que ton cœur, ta cervelle et ta chair se retrouvent tous à nu, exposés à l’extérieur, le côté peau à l’intérieur. Ensuite, je te garderai emballée ici dans ma chambre, avec tes yeux qui fixeront pour l’éternité les ténèbres qui sont en toi. J’en suis capable.
— Non », a répondu Lettie. Je lui ai trouvé la voix triste. « En fait, t’en es pas capable. Et je t’ai laissé ta chance.
— Tu m’as menacée. Des menaces vides.
— Je menace pas, a dit Lettie. Je voulais réellement te laisser une chance. » Et puis elle a ajouté : « Quand t’as cherché des créatures comme toi à travers le monde, tu t’es pas demandé pourquoi y avait pas des tas d’autres créatures anciennes, par ici ? Non, tu t’es jamais posé la question. T’étais tellement contente d’être la seule, ici, que t’as pas pris le temps de réfléchir.
» Mémé appelle toujours les bestioles de ton genre des puces, Skarthach de la Citadelle. J’veux dire, elle aurait pu vous donner n’importe quel nom. Je crois qu’elle trouve le nom de puces drôle… Ceux d’ton espèce la dérangent pas. Elle vous juge plutôt inoffensives. Pas très malignes, c’est tout. C’est pask’y a des choses qui mangent les puces, dans c’te partie de la création. Les vermines, Mémé les appelle. Elles, elle les aime pas du tout. Elle dit qu’elles sont mauvaises, et que c’est dur de s’en débarrasser. Et elles ont toujours faim.
— Je n’ai pas peur », a assuré Ursula Monkton. Il y avait de la peur dans sa voix. Et ensuite, elle a demandé : « Comment connaissais-tu mon nom ?
— J’suis allé le chercher ce matin. Ça, pis d’autres objets, aussi. Des marqueurs de barrières, pour t’empêcher de t’enfuir trop loin et de t’empêtrer davantage dans les problèmes. Et une piste de miettes de pain qui conduit tout droit ici, dans c’te chambre. À présent, ouvre le pot à confiture, sors-en la porte, et on va t’envoyer chez toi. »
J’ai attendu une réaction d’Ursula Monkton, mais elle n’a rien dit. Pas de réponse. Rien qu’une porte qui claquait et un bruit de pas rapides et lourds, qui dévalaient l’escalier.
La voix de Lettie était tout près de moi, et elle a dit : « Elle aurait mieux fait de rester ici, et d’accepter mon offre. »
J’ai senti ses mains tirer sur les tissus de mon visage. Ils se sont détachés avec un bruit humide de succion, mais ils ne paraissaient plus vivants et, en se dégageant, ils sont tombés au sol, où ils sont restés, immobiles. Cette fois-ci, il n’y avait pas de sang qui perlait sur ma peau. Ce qui m’était arrivé de pire, c’était que j’avais les bras et les jambes ankylosés.
Lettie m’a aidé à me relever. Elle ne paraissait pas contente.
« Où est-elle partie ? ai-je demandé.
— Elle a suivi la piste hors de la maison. Et elle a peur. Pauvre bestiole. Qu’est-ce qu’elle a peur.
— Toi aussi, t’as peur.
— Un peu, oui. À l’heure qu’il est, elle va s’apercevoir qu’elle est prise au piège à l’intérieur des barrières que j’ai installées, je suppose. »
Nous sommes sortis de la chambre. À l’endroit où le soldat de plomb avait été déposé en haut des marches, béait à présent une déchirure. C’est la meilleure description que je peux en donner : on aurait dit que quelqu’un avait pris une photo de l’escalier, puis arraché le soldat du cliché. À l’emplacement où avait été le jouet, il n’y avait plus rien qu’une grisaille trouble qui me faisait mal aux yeux si je la fixais trop longtemps.
« De quoi est-ce qu’elle a peur ?
— T’as entendu. Des vermines.
— Et toi, t’en as peur, des vermines, Lettie ? »
Elle a hésité, rien qu’un instant de trop. Et puis, elle a dit simplement : « Oui.
— Mais t’as pas peur d’elle. D’Ursula.
— Je peux pas avoir peur d’elle. C’est exactement ce que Mémé a dit. Elle ressemble à une puce, toute gonflée d’orgueil, de pouvoir et de convoitise, comme une puce qui se gorge de sang. Mais elle aurait pas pu me faire de mal. J’ m’en suis débarrassée de dizaines comme elle, dans le temps. Y en a un qui est apparu au temps de Cromwell – là, ça méritait d’en parler. Il rendait les gens solitaires, celui-là. Ils se faisaient du mal, rien que pour leur solitude cesse – ils s’arrachaient les yeux ou ils sautaient dans des puits et, pendant tout ce temps-là, ce gros patapouf était installé dans la cave de la Tête du Duc, le pub, avec son allure de crapaud râblé, gros comme un bouledogue. » Nous étions au pied des marches, et suivions le couloir.
« Comment sais-tu où elle est allée ?
— Oh, elle a pu aller nulle part ailleurs que dans la direction que je lui ai préparée. » Dans la pièce en façade, ma sœur continuait à jouer Chopsticks au piano.
 
La la BLAM la la
     la la BLAM la la
          la la BLAM la BLAM la BLAM la la…
 
Nous sommes sortis par la porte de devant. « C’était une saleté, celui du temps de Cromwell. Mais on l’a fait sortir de là, juste avant qu’arrivent les oiseaux voraces.
— Les oiseaux voraces ?
— C’est comme ça que Mémé appelle les vermines. Les nettoyeurs. »
Ça ne paraissait pas très grave. Je savais qu’Ursula avait eu peur d’eux, mais pas moi. Pourquoi voudriez-vous avoir peur de nettoyeurs ?