CHAPITRE 11 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY

Nous avons rejoint Ursula Monkton sur la pelouse, près des rosiers. Elle tenait le pot de confiture, avec le trou de ver qui flottait à l’intérieur. Elle se comportait étrangement. Elle tirait sur le couvercle, puis s’interrompait pour lever les yeux vers le ciel. Ensuite, elle regardait de nouveau le pot de confiture.
Elle a couru à mon hêtre, celui où était l’échelle de corde, et elle a jeté de toutes ses forces le pot de confiture contre le tronc. Si elle cherchait à le briser, elle a échoué. Le pot a simplement ricoché, et atterri dans la mousse qui couvrait à demi l’entremêlement de racines, pour reposer là, intact.
Ursula Monkton a lancé un regard noir à Lettie. « Pourquoi ? a-t-elle demandé.
— Tu sais bien pourquoi.
— Pourquoi les as-tu laissées entrer ? » Elle avait fondu en larmes, et je me suis senti mal à l’aise. Je ne savais pas quoi faire, quand des adultes pleuraient. C’était un spectacle que je n’avais vu que deux fois dans ma vie, jusque-là : j’avais vu pleurer mes grands-parents, lorsque ma tante était morte à l’hôpital, et j’avais vu pleurer ma mère. Les adultes ne devraient pas pleurer, je le savais. Ils n’avaient pas de mères pour les consoler.
Je me suis demandé si Ursula Monkton avait jamais eu une mère. Elle avait de la boue sur le visage et sur les genoux, et elle poussait des lamentations.
J’ai entendu un bruit au loin, insolite et incongru : une vibration grave, comme si quelqu’un avait pincé une corde tendue.
« C’est pas moi qui les ai laissées entrer, a dit Lettie Hempstock. Elles vont où elles veulent. D’ordinaire, elles viennent pas ici, parce qu’il y a rien à manger, pour elles. Mais en ce moment, si.
— Renvoie-moi », a demandé Ursula Monkton. Et maintenant, je ne lui trouvais pas l’air même vaguement humain. Son visage n’allait pas, je ne sais comment : un assemblage fortuit de traits qui m’évoquait simplement un visage humain, à la façon des creux et des nodosités gris qui bosselaient le tronc de mon hêtre, ou des dessins du bois sur la tête du lit, chez ma grand-mère qui, si je les regardais sous le mauvais angle au clair de lune, me montraient un vieillard à la bouche grande ouverte, comme s’il était en train de hurler.
Lettie a ramassé le pot de confiture sur la mousse verte et a tenté de dévisser le couvercle. « Et voilà, tu l’as bloqué », a-t-elle dit. Elle a marché jusqu’à l’allée empierrée, a renversé le pot de confiture en le tenant par le fond et l’a cogné, couvercle vers le bas, une fois, avec assurance, contre le sol. Puis elle l’a remis à l’endroit et a dévissé. Cette fois-ci, le couvercle lui est resté dans la main.
Elle a tendu le pot à Ursula Monkton, qui a plongé les doigts à l’intérieur et en a tiré la chose translucide qui avait été naguère un trou dans mon pied. Elle se tortillait, gigotait et se ployait, apparemment ravie à son contact.
Ursula l’a jetée par terre. La chose est tombée dans l’herbe et a grandi. Sauf qu’elle ne grandissait pas. Elle changeait : comme si elle était plus proche de moi que je ne l’avais cru. Je pouvais voir à l’intérieur, d’une extrémité à l’autre. J’aurais pu la parcourir en courant, si l’autre bout de ce tunnel ne s’était pas achevé sur un ciel orange acide.
Tandis que je la regardais, j’ai ressenti dans ma poitrine un nouvel élancement : un sentiment de givre, comme si j’avais mangé tant de crème glacée que je m’étais frigorifié les entrailles.
Ursula Monkton s’est avancée vers l’embouchure du tunnel. (Comment le minuscule trou de ver pouvait-il être un tunnel ? Je n’arrivais pas à le comprendre. C’était toujours un trou de ver luisant, translucide, argent et noir, sur l’herbe, d’une trentaine de centimètres de long, pas plus. On aurait dit que j’avais effectué un zoom sur un petit objet, je suppose. Mais c’était également un tunnel, et on aurait pu y faire passer une maison.)
Puis elle s’est arrêtée, et elle a poussé une plainte.
« Le chemin de retour », a-t-elle dit. Rien que cela. « Incomplet, a-t-elle ajouté. Il est cassé. La fin de la porte n’est pas là… » Et elle a regardé autour d’elle, troublée et perplexe. Elle a fixé son regard sur moi – pas sur mon visage, mais sur ma poitrine. Et elle a souri.
Et puis, elle s’est ébrouée. Un instant, c’était une adulte, nue et crottée de boue et, le moment d’après, comme si elle était un parapluie couleur de chair, elle s’est déployée.
Et en se déployant, elle s’est tendue et m’a attrapé, m’a soulevé et emporté haut au-dessus du sol, et la peur m’a fait tendre la main et la saisir en retour.
Je serrais de la chair. Je me trouvais à cinq ou six mètres du sol, aussi haut que dans un arbre.
Je ne serrais pas de la chair.
Je serrais du vieux tissu, une toile détériorée, en putréfaction, et, au-dessous, je sentais du bois. Pas du bon bois ferme, mais le genre de vieux bois en décomposition que j’aurais trouvé à un endroit où des arbres s’étaient abattus, de cette sorte qui paraît toujours humide, que je pourrais émietter avec les doigts, un bois mou colonisé par de minuscules scarabées et cloportes, tous infectés par des champignons filamenteux.
Cela grinçait et tanguait en me retenant.
TU AS BLOQUÉ LES ISSUES, a-t-elle crié à Lettie Hempstock.
« J’ai rien bloqué du tout, a répondu Lettie. Tu as pris mon ami. Pose-le par terre. » Elle se trouvait loin en dessous de moi, et j’avais peur de cette altitude, peur de la créature qui m’empoignait.
LE PASSAGE EST INCOMPLET. LES ISSUES SONT BLOQUÉES.
« Pose-le par terre. Tout de suite. Soigneusement. »
IL COMPLÈTE LE PASSAGE. LE PASSAGE SE TROUVE À L’INTÉRIEUR DE LUI.
J’ai eu la certitude que j’allais mourir, à ce moment-là.
Je ne voulais pas mourir. Mes parents m’avaient dit que je ne mourrais pas vraiment, pas le véritable moi : que personne ne mourait vraiment, quand on mourait ; que le chaton et le prospecteur d’opales avaient simplement pris de nouveaux corps et qu’ils reviendraient, assez vite. Je ne savais pas si c’était vrai ou pas. Je savais simplement que j’avais pris l’habitude d’être moi, que j’aimais mes livres, mes grands-parents et Lettie Hempstock, et que la mort allait me retirer toutes ces choses.
JE VAIS L’OUVRIR. L’ISSUE EST ROMPUE. ELLE EST RESTÉE À L’INTÉRIEUR DE LUI.
J’aurais bien donné un coup de pied, mais il n’y avait rien dans quoi le donner. J’ai tiré avec mes doigts sur le membre qui me tenait, mais mes ongles se sont enfoncés dans du tissu putréfié, du bois friable et, au-dessous, quelque chose d’aussi dur que de l’os ; et la créature me retenait contre elle.
« Lâche-moi ! ai-je crié. Lâche ! Moi ! »
NON.
J’ai hurlé. « Maman ! Papa ! » Et puis : « Lettie, oblige-la à me poser. »
Mes parents n’étaient pas là. Lettie, si. Elle a dit : « Skarthach. Pose-le. Je t’ai offert un choix, avant. Ce sera plus dur de t’envoyer chez toi, avec la fin de ton tunnel en lui. Mais on peut y arriver – et Mémé peut y arriver, si Maman et moi, on y parvenait pas. Alors, pose-le. »
C’EST EN LUI. CE N’EST PAS UN TUNNEL. PLUS MAINTENANT. çA N’A PAS DE FIN. J’AI ARRIMÉ LE SENTIER TROP SOLIDEMENT EN LUI QUAND JE L’AI CRÉÉ, ET LA DERNIÈRE PARTIE EST ENCORE ANCRÉE EN LUI. PEU IMPORTE. TOUT CE QU’IL ME FAUT FAIRE POUR PARTIR D’ICI, C’EST DE PLONGER LA MAIN DANS SA POITRINE, D’EN ARRACHER SON CŒUR BATTANT, DE COMPLÉTER LE PASSAGE ET D’OUVRIR LA PORTE.
Elle parlait sans mots, cette créature sans visage de tissu qui claquait, elle parlait directement dans ma tête et, cependant, il y avait dans ses mots quelque chose qui me rappelait la jolie voix musicale d’Ursula Monkton. Je savais qu’elle avait l’intention de faire ce qu’elle disait.
« T’as épuisé toutes tes chances », lui a dit Lettie, comme si elle nous annonçait que le ciel est bleu. Et elle a porté deux doigts à ses lèvres ; aigu, mélodieux et perçant dans son intensité – elle a poussé un coup de sifflet.
Elles sont arrivées comme si elles attendaient son appel.
Elles étaient haut dans le ciel, et noires, d’un noir de jais, tellement noires qu’on aurait cru que c’étaient des taches sur mes yeux, et pas vraiment des choses réelles. Elles avaient des ailes, mais ce n’étaient pas des oiseaux. Elles étaient plus anciennes que les oiseaux et volaient en cercles, en boucles et en spirales, par dizaines, par centaines peut-être, et chaque non-oiseau qui battait des ailes descendait lentement, très très lentement.
Je me suis surpris à imaginer une vallée remplie de dinosaures, des millions d’années plus tôt, qui étaient morts en se battant, ou de maladie : à imaginer tout d’abord les carcasses des lézards de tonnerre en putréfaction, plus grosses que des bus, et puis les vautours de cette ère : gris anthracite, nus, ailés mais dénués de plumes ; des figures de cauchemar – des mufles en forme de bec garnis de crocs effilés comme des aiguilles, conçus pour ravager, déchirer et dévorer, et d’avides yeux rouges. Ces créatures-ci auraient fondu sur les dépouilles des grands lézards de tonnerre pour n’en laisser que des os.
Elles étaient énormes, et sveltes, anciennes, et j’avais mal aux yeux en les regardant.
« Maintenant, a ordonné Lettie Hempstock à Ursula Monkton. Pose-le par terre. »
La chose qui me retenait n’a pas esquissé un geste pour me lâcher. Elle n’a rien dit, mais elle s’est déplacée avec vivacité, comme un grand navire en loques, pour traverser l’herbe en direction du tunnel.
Je voyais la colère dans les yeux de Lettie Hempstock, ses poings serrés si fort qu’elle avait les phalanges blanchies. Je voyais au-dessus de nous les oiseaux voraces tourner, tourner…
Et soudain, l’un d’entre eux est tombé du ciel, tombé plus vite que l’esprit ne pouvait l’imaginer. J’ai senti près de moi un déplacement d’air, vu une gueule noire, noire, remplie d’aiguilles, et des yeux qui flambaient comme des brûleurs à gaz, et j’ai entendu un bruit d’arrachement, comme un rideau qu’on lacère.
La créature volante a de nouveau pris son essor dans le ciel avec une longueur de tissu gris entre ses mâchoires.
J’ai entendu une voix se lamenter à l’intérieur et à l’extérieur de ma tête, et elle appartenait à Ursula Monkton.
Ils sont alors descendus, comme s’ils avaient tous attendu que le premier de leur nombre bouge. Du ciel, ils ont fondu sur la créature qui me retenait, des cauchemars taillant en pièces un autre cauchemar, déchirant des lambeaux de tissu, et à travers tout cela, j’entendais Ursula Monkton crier.
JE LEUR DONNAIS SIMPLEMENT CE QU’ILS VOULAIENT, clamait-elle, ulcérée et apeurée. JE LES RENDAIS HEUREUX.
« T’as poussé mon papa à me faire du mal », ai-je lancé, tandis que la créature qui me retenait se démenait contre les cauchemars qui déchiquetaient son tissu. Les oiseaux voraces la réduisaient en lambeaux, chacun arrachant en silence des bandeaux d’étoffe et remontant dans le ciel en battant lourdement des ailes, avant de tournoyer et de s’abattre à nouveau.
JE N’AI JAMAIS FORCÉ AUCUN D’EUX À FAIRE QUOI QUE CE SOIT, m’a-t-elle dit. Un instant, j’ai cru qu’elle me riait au nez, puis le rire s’est changé en hurlement, si sonore qu’il m’a blessé les tympans et la tête.
On aurait dit alors que le vent avait quitté les voiles en loques et la créature qui me retenait s’est effondrée au sol avec lenteur.
J’ai heurté l’herbe durement, m’écorchant les genoux et la paume des mains. Lettie m’a relevé, m’a aidé à m’écarter des vestiges écroulés, froissés, de ce qui s’était un jour appelé Ursula Monkton.
Il y avait encore du tissu gris, mais ce n’était pas une étoffe : ça se tordait et ça roulait sur le sol autour de moi, sans être poussé par aucun vent que je puisse percevoir, un grouillement confus de vers.
Les oiseaux voraces se sont posés dessus comme des mouettes sur une grève de poissons échoués, et ils l’ont déchiqueté comme s’ils n’avaient pas mangé depuis mille ans et s’ils avaient besoin de s’empiffrer à présent, car mille ans, ou davantage, pourraient encore s’écouler avant leur prochain repas. Ils déchiraient la substance grise et, dans ma tête, je l’ai entendue hurler tout du long, tandis qu’ils enfournaient sa chair en toile putréfiée dans leurs gueules acérées.
Lettie me tenait par le bras. Elle n’a rien dit.
Nous avons attendu.
Et quand les cris ont cessé, j’ai su qu’Ursula Monkton avait disparu à jamais.
Une fois que les créatures noires ont eu fini de dévorer la créature sur l’herbe et qu’il n’est rien resté, pas le moindre lambeau d’étoffe grise, elles ont tourné leur attention vers le tunnel translucide, qui se tordait, se tortillait et gigotait comme une créature vivante. Plusieurs d’entre elles l’ont saisi entre leurs serres et se sont enlevées avec lui, l’entraînant vers le ciel tandis que le reste d’entre elles le déchiraient, le démolissaient de leurs gueules voraces.
Je pensais que, quand elles en auraient fini avec lui, elles s’en iraient, retourneraient d’où elles venaient, mais ça n’a pas été le cas. Elles sont descendues. J’ai essayé de les dénombrer, au fur et à mesure qu’elles se posaient, et j’ai échoué. Il m’avait semblé qu’il y en avait des centaines, mais j’avais pu me tromper. Il pouvait y en avoir une vingtaine. Il pouvait y en avoir un millier. J’étais incapable de l’expliquer : peut-être venaient-elles d’un endroit où des choses comme le calcul ne s’appliquaient pas, un lieu en dehors du temps et des nombres.
Elles se sont posées, et je les ai fixées, mais je n’ai vu rien que des ombres.
Tellement d’ombres.
Et elles nous fixaient.
Lettie a dit : « Vous avez terminé ce que vous étiez venues faire. Vous avez attrapé votre proie. Vous avez nettoyé. Vous pouvez rentrer chez vous, à présent. »
Les ombres n’ont pas bougé.
Elle a dit : « Filez ! »
Les ombres sur l’herbe sont restées exactement à la même place. Si possible, elles paraissaient plus sombres, plus réelles qu’elles ne l’étaient auparavant.
— Tu n’as aucun pouvoir sur nous.
« Peut-être pas, a reconnu Lettie. Mais je vous ai appelées ici, et à présent, je vous dis de rentrer chez vous. Vous avez dévoré Skarthach de la Citadelle. Vous avez fait votre travail. À présent, fichez le camp. »
— Nous sommes des nettoyeurs. Nous sommes venus nettoyer.
« Oui, et vous avez nettoyé la créature pour laquelle vous êtes venus. Rentrez chez vous. »
— Pas tout, a soupiré le vent dans les massifs de rhododendrons et le froissement de l’herbe.
Lettie s’est tournée vers moi, et m’a entouré de ses bras. « Viens, a-t-elle dit. Vite. »
Nous avons traversé la pelouse, rapidement. « Je te conduis au cercle des fées, a-t-elle expliqué. Tu vas devoir attendre là que je vienne te chercher. N’en sors pas. Sous aucun prétexte.
— Pourquoi pas ?
— Parce qu’il pourrait t’arriver du mal. Je crois pas que je pourrais te ramener à la ferme en toute sécurité, et je peux pas arranger ça à moi toute seule. Mais tu crains rien, dans le cercle. Quoi que tu voies, quoi que tu entendes, le quitte pas. Reste simplement où tu es et tout ira bien pour toi.
— C’est pas un vrai cercle des fées, lui ai-je rappelé. C’est seulement pour jouer. C’est un cercle d’herbe verte.
— Il est ce qu’il est. Rien qui te veut du mal pourra le franchir. À présent, reste à l’intérieur. » Elle m’a pressé la main et m’a accompagné à l’intérieur du cercle d’herbe verte. Puis elle est partie en courant, plongeant dans les bosquets de rhododendrons, et elle a disparu.