CHAPITRE 14 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY
Lorsque j’étais entré dans la ferme, par la porte de derrière, la lune était pleine et la nuit d’été, parfaite. En m’en allant, je suis sorti avec Lettie Hempstock et sa mère par la porte de devant ; la lune posait un fin sourire blanc, haut dans un ciel nuageux, et la nuit était parcourue de brusques brises printanières, indécises, tantôt venues d’une direction, tantôt d’une autre ; de temps en temps, une bourrasque de vent était chargée d’un saupoudrage de pluie qui ne dépassait jamais ce stade.Nous avons traversé la cour de la ferme qui puait le fumier, et remonté le chemin. Nous avons dépassé un coude de la route et nous nous sommes arrêtés. Malgré l’obscurité, je savais exactement où je me trouvais. C’était ici que tout avait commencé. Le coin où le prospecteur d’opales avait garé la Mini blanche de ma famille, l’endroit où il était mort tout seul, le visage couleur jus de grenade, torturé par son argent perdu, aux confins des terres des Hempstock où les barrières entre la vie et la mort étaient minces.« Je crois qu’on devrait réveiller la vieille Mme Hempstock, ai-je suggéré.— Ça marche pas comme ça, m’a répondu Lettie. Quand elle est fatiguée, elle dort jusqu’à ce qu’elle se réveille toute seule. Quelques minutes ou cent ans. Impossible de la sortir de son sommeil. Autant essayer de réveiller une bombe atomique. »Ginnie Hempstock s’est plantée au milieu du chemin, le dos tourné à la ferme.« Très bien ! a-t-elle crié à la nuit. À vous, maintenant. »Rien. Un souffle humide qui s’est levé puis est retombé.« P’t-êt’ qu’elles sont toutes rentrées chez elles… ? a hasardé Lettie.— Ça serait bien, qu’elles l’aient fait, a dit Ginnie. Toutes ces histoires, ces bêtises. »Je me sentais coupable. C’était, je le savais, ma faute. Si j’avais tenu la main de Lettie, rien de tout ceci ne serait arrivé. Ursula Monkton, les oiseaux voraces, j’étais sans aucun doute responsable de ces créatures. Même de ce qui était arrivé – ou, désormais, peut-être, n’était plus arrivé – dans la baignoire d’eau froide, la nuit précédente.Une pensée m’est venue.« Est-ce que vous pouvez pas simplement le découper ? Le machin dans mon cœur, ce qu’elles veulent ? Peut-être que vous pourriez le découper, comme ta grand-mère a retaillé des choses, la nuit dernière ? »Lettie m’a pressé la main, dans le noir.« Peut-être que Mémé en serait capable, si elle était là, m’a-t-elle dit. Moi, je peux pas. Je crois pas que Maman sache faire, non plus. C’est vraiment dur, de découper des choses hors du temps : il faut bien s’assurer que les bords correspondent, et même Mémé réussit pas toujours. Je crois pas que Mémé pourrait l’enlever de toi sans te blesser au cœur. Et t’en as besoin, de ton cœur. » Puis elle a ajouté : « Elles arrivent. »Mais je savais qu’il se passait quelque chose, je l’avais su avant qu’elle ait dit quoi que ce soit. Pour la deuxième fois j’ai vu le sol se mettre à briller d’une lumière dorée ; j’ai regardé les arbres et l’herbe, les haies et les bosquets de saules, et les dernières jonquilles éparses commencer à luire d’une demi-clarté ambrée. J’ai regardé autour de moi, moitié par peur, moitié par émerveillement, et j’ai observé que la lumière flamboyait tout particulièrement derrière la maison, vers l’ouest, à l’endroit où se situait la mare.J’ai entendu le battement de grandes ailes, et une série de chocs sourds. Je me suis retourné et je les ai vus : les vautours du vide, les charognards, les oiseaux voraces.Ce n’étaient plus des ombres, pas ici, pas en ce lieu. Ils n’étaient que trop réels, et ils se sont posés dans les ténèbres, juste au-delà du halo doré du sol. Ils se sont posés dans l’air et dans les arbres, et se sont avancés en se dandinant, aussi près qu’ils le pouvaient des terres dorées de la ferme des Hempstock. Ils étaient énormes – chacun d’eux bien plus volumineux que moi.J’aurais été bien embarrassé pour décrire leur visage, néanmoins. Je les voyais, je les regardais, je pouvais absorber chaque trait, mais à l’instant où je détachais mes yeux, ils disparaissaient, et je n’avais rien en tête à la place des oiseaux voraces, sinon des becs et des serres qui déchiraient, un grouillement de tentacules, ou des mandibules velues et chitineuses. Je ne pouvais pas garder à l’esprit leur apparence véritable. Dès que je me détournais, il ne me restait dans la tête que deux notions : qu’ils me regardaient directement, et qu’ils étaient affamés.« Très bien, mes toutes belles », a déclaré Ginnie, à haute voix. Elle avait calé les poings sur les hanches de son manteau marron. « Vous pouvez pas rester ici. Vous le savez. Il est temps de se mettre en route. » Et elle a simplement ajouté : « Filez. »Ils ont remué, mais sans bouger pour autant, ces innombrables oiseaux voraces, et se sont mis à bruire. J’ai pensé qu’ils chuchotaient entre eux, puis il m’est apparu que ce bruit qu’ils produisaient était un gloussement amusé.J’ai entendu leurs voix, distinctes mais entremêlées, si bien que je ne pouvais discerner quelle créature parlait.— Nous sommes les oiseaux voraces. Nous avons dévoré des palais et des mondes, des rois et des étoiles. Nous pouvons rester partout où que nous le désirons.— Nous accomplissons notre fonction.— Nous sommes nécessaires.Et ils ont ri si fort qu’on aurait cru le bruit d’un train qui approchait. J’ai pressé la main de Lettie, et elle m’a rendu la pression.— Donnez-nous le petit.Ginnie a dit : « Vous perdez votre temps, et vous me faites perdre le mien. Rentrez chez vous. »— Nous avons été appelés ici. Nous n’avons aucun besoin de partir avant d’avoir exécuté ce pour quoi nous sommes venus. Nous rétablissons les choses en l’état qu’elles sont censées avoir. Voudrais-tu nous dépouiller de notre fonction ?« Évidemment, oui, a dit Ginnie. Vous avez eu votre repas. À présent, vous embêtez le monde, c’est tout. Fichez-moi le camp. Saletés de vermines. Je donnerais pas deux pence de vous tous. Rentrez chez vous ! » Et elle a secoué le poignet en un geste de congé.Une des créatures a clamé sa fringale et sa frustration en une longue déploration.La prise de Lettie sur ma main était ferme. « Il est placé sous notre protection, a-t-elle déclaré. Il se trouve sur nos terres. Un pas sur nos terres, et c’en est fini de vous. Alors, partez. »Les créatures ont paru serrer les rangs. Le silence régnait dans la nuit du Sussex : rien que le froissement des feuilles sous le vent, rien que l’appel d’une hulotte au loin, rien que le soupir de la brise qui passait ; mais dans ce silence j’entendais les oiseaux voraces conférer, jauger leurs options, calculer leur stratégie. Et dans ce silence, je sentais leurs yeux sur moi.Quelque chose dans un arbre a battu de ses ailes immenses et poussé un cri, un hurlement qui combinait triomphe et plaisir, une proclamation emphatique de faim et de joie. J’ai senti quelque chose dans mon cœur réagir à ce cri, comme un infime éclat de glace à l’intérieur de ma poitrine.— Nous ne pouvons pas franchir la frontière. Cela est vrai. Nous ne pouvons pas prendre l’enfant sur vos terres. Cela est vrai aussi. Nous ne pouvons faire aucun mal à votre ferme ou à vos créatures…« C’est exact. Vous pouvez pas. Alors, fichez-moi le camp ! Rentrez chez vous. Vous avez pas une guerre qui attend votre retour, là-bas ? »— Nous ne pouvons faire aucun mal à votre monde, c’est vrai.— Mais nous pouvons en faire à celui-ci.Un des oiseaux voraces a plongé un bec acéré dans le sol à ses pieds, et commencé à le déchiqueter – pas de la façon dont une créature se nourrit de terre et d’herbe, mais comme s’il se repaissait d’un rideau ou d’un élément de décor sur lequel était peint le monde. Aux endroits où il dévorait l’herbe, rien ne subsistait – un néant parfait, rien qu’une couleur qui m’évoquait le gris, mais un gris amorphe, turbulent comme la danse de la neige sur notre écran de télévision quand on débranchait la prise de l’antenne et que l’image disparaissait totalement.C’était le vide. Pas le noir, pas le néant. C’était ce qui sous-tendait la fine couche de peinture sur la trame de la réalité.Et les oiseaux voraces ont commencé à battre des ailes et à s’assembler.Ils se sont posés sur un chêne gigantesque et l’ont déchiré et englouti, et en quelques instants le chêne a disparu, en même temps que tout se qui s’était trouvé derrière lui.Un renard s’est coulé hors d’une haie et a filé le long du chemin, ses yeux, son masque et son panache illuminés d’or par la clarté de la ferme. Avant d’avoir traversé la moitié de la route, il avait été arraché au monde, et il n’y avait que du vide derrière lui.« Comme il a dit tout à l’heure, a dit Lettie. On doit réveiller Mémé.— Ça va pas lui plaire, a répondu Ginnie. Autant essayer de réveiller une…— Ça fait rien. Si on la réveille pas, ils vont détruire toute cette création.— Je sais pas comment faire », a simplement dit Ginnie.Un vol d’oiseaux voraces s’est élevé jusqu’à un pan de ciel nocturne où l’on pouvait apercevoir des étoiles par les trous entre les nuages, et ils ont happé une constellation en forme de cerf-volant que j’aurais été incapable de nommer, et griffé, déchiré, gobé et avalé. En une poignée de battements de cœur, à la place qu’avaient occupée la constellation et le ciel, il n’y avait plus qu’un néant qui palpitait et me blessait les yeux si je le regardais en face.J’étais un enfant normal. C’est-à-dire que j’étais égoïste, que je n’étais pas entièrement convaincu de l’existence de ce qui n’était pas moi, et que j’étais certain, avec une conviction inébranlable, ferme comme le roc, que j’étais l’élément le plus important de la création. Rien n’avait pour moi plus d’importance que moi.Quand bien même, j’ai compris ce que je voyais. Les oiseaux voraces allaient – non, ils étaient déjà à l’œuvre – déchirer le monde, et le réduire à néant. Très bientôt, il n’y aurait plus de monde. Ma mère, mon père, ma sœur, ma maison, mes copains d’école, ma ville, mes grands-parents, Londres, le Muséum d’histoire naturelle, la France, la télévision, les livres, l’Égypte ancienne – à cause de moi, tout cela allait disparaître, et il n’y aurait rien, à leur place.Je ne voulais pas mourir. Plus encore : je ne voulais pas mourir comme avait péri Ursula Monkton, lacéré par les serres et les becs de créatures qui n’avaient peut-être ni pattes ni visage.Je n’avais pas du tout envie de mourir. Comprenez-le bien.Mais je ne pouvais pas laisser tout détruire, alors que j’avais le pouvoir d’arrêter cette destruction.J’ai lâché la main de Lettie Hempstock et j’ai couru, aussi vite que j’ai pu, conscient qu’hésiter, voire ralentir, équivaudrait à changer d’avis, ce qui serait ce que je pouvais faire de pire, c’est-à-dire me sauver la vie.Jusqu’où est-ce que j’ai couru ? Pas loin, je suppose, en termes concrets.Lettie Hempstock me criait de m’arrêter, mais j’ai continué à courir, traversant les terres de la ferme, où chaque brin d’herbe, chaque caillou du chemin, chaque saule et chaque haie de noisetiers luisaient d’or et j’ai couru vers les ténèbres au-delà des terres des Hempstock. J’ai couru et je me suis détesté de courir, comme je m’étais détesté la fois où j’avais sauté du plus haut plongeoir à la piscine. Je savais qu’il n’y avait aucun retour possible, aucune façon que tout cela se termine autrement que dans la douleur, et je savais que j’étais prêt à donner ma vie en échange du monde.Ils ont pris leur essor, les oiseaux voraces, tandis que je courais vers eux, comme les pigeons s’envolent lorsque vous vous ruez sur eux. Ils ont tournoyé et décrit un cercle, des ombres profondes dans le noir.Je suis resté planté là, dans les ténèbres, et j’ai attendu qu’ils fondent sur moi. J’ai attendu que leurs becs me déchirent la poitrine, et qu’ils me dévorent le cœur.Je suis resté planté là peut-être le temps de deux battements de cœur, et cela a ressemblé à une éternité.C’est arrivé.Quelque chose m’a percuté par-derrière et m’a projeté dans la boue sur le bord du chemin, la tête la première. J’ai vu des explosions de lumière qui n’étaient pas là. Le sol m’a frappé au ventre, et j’ai eu le souffle coupé.(Ici monte un souvenir fantôme ; le spectre d’un moment, un reflet troublé sur l’étang des souvenirs. Je sais ce que j’aurais ressenti lorsque les charognards se seraient emparés de mon cœur. Ce que j’ai ressenti quand les oiseaux voraces, tout en gueule, m’ont déchiqueté la poitrine et emporté le cœur, encore palpitant, et l’ont dévoré pour atteindre ce qui se cachait à l’intérieur. Je sais ce que l’on éprouve, comme si cela faisait réellement partie intégrante de ma vie, de ma mort. Et puis, le souvenir se découpe et s’arrache, proprement, et…)Une voix a dit : « Idiot ! Bouge pas. Surtout, bouge pas », et c’était celle de Lettie Hempstock. Je n’aurais pas pu bouger, même si j’avais voulu. Elle était juchée sur moi, plus lourde que moi, elle me plaquait au sol, visage en avant, dans l’herbe et la terre humide, et je ne voyais rien.Mais je les ai sentis.Je les ai sentis la percuter. Elle me maintenait couché, se dressant comme une barrière entre moi et le monde.J’ai entendu la voix de Lettie pousser une plainte de douleur.Je l’ai sentie frémir et tressauter.Il y a eu des cris affreux de triomphe et de faim, et j’ai entendu ma propre voix pleurnicher et sangloter, si forte dans mes oreilles…Une voix a déclaré : « C’est inacceptable. »Une voix familière, mais pourtant, je n’arrivais pas à la situer, ni à bouger pour voir qui parlait.Lettie était juchée sur moi, frémissant toujours, mais quand la voix a parlé, elle a cessé de bouger. La voix a poursuivi : « De quelle autorité faites-vous du mal à mon enfant ? »Un silence. Puis :— Elle se tenait entre nous et notre proie légitime.« Vous êtes des charognards. Des mangeurs de déchets, de rebuts et d’ordures. Vous êtes des nettoyeurs. Vous croyez que vous pouvez faire du mal à ma famille ? »J’ai su qui parlait. La voix ressemblait à celle de la mémé de Lettie, celle de la vieille Mme Hempstock. Ressemblante, je le savais, et cependant si dissemblable. Si la vieille Mme Hempstock avait été une impératrice, elle aurait pu s’exprimer ainsi, d’une voix plus affectée, plus officielle, et néanmoins plus musicale que la voix de vieille dame que je connaissais.Quelque chose d’humide et de chaud me trempait le dos.— Non… non, Madame.C’était la première fois que j’entendais de la crainte ou du doute dans la voix d’un des oiseaux voraces.« Il y a des pactes, il y a des lois, et il y a des traités, et vous les avez tous violés. »Un silence, alors, et il a été plus sonore que n’auraient pu l’être des mots. Ils n’avaient rien à répondre.J’ai senti qu’on faisait rouler le corps de Lettie pour dégager le mien, et j’ai levé la tête pour voir le visage plein de bon sens de Ginnie Hempstock. Elle s’est assise par terre au bord de la route et j’ai enfoui ma figure dans sa poitrine. Elle m’a accueilli dans un bras, et sa fille dans l’autre.Depuis les ombres, un oiseau vorace a parlé, d’une voix qui n’en était pas une, et il a simplement dit :— Nous vous présentons nos regrets.« Regrets ? » Le mot a été craché, pas prononcé.Ginnie Hempstock oscillait d’un côté à l’autre, chantonnant d’une voix basse et inarticulée, pour moi et pour sa fille. Ses bras m’entouraient. J’ai levé la tête pour la tourner de nouveau vers la personne qui parlait, ma vision brouillée par les larmes.Je l’ai contemplée.C’était la vieille Mme Hempstock, je suppose. Et pourtant, non. C’était la mémé de Lettie au même sens que…Je veux dire…Elle irradiait une lumière d’argent. Elle avait toujours des cheveux longs, toujours blancs, mais à présent elle se tenait aussi haute et droite qu’une adolescente. Mes yeux s’étaient trop accommodés à l’obscurité, et je n’ai pu regarder son visage pour savoir si c’était celui qui m’était familier : il était trop éclatant. Éclatant comme un feu de magnésium. Éclatant comme la Nuit des feux d’artifice. Éclatant comme le soleil de midi reflété sur une pièce d’argent.Je l’ai contemplée aussi longtemps que j’ai pu soutenir sa vue, et puis j’ai détourné la tête, serrant les paupières avec énergie, incapable de voir autre chose qu’une image rémanente qui palpitait.La voix qui ressemblait à celle de la vieille Mme Hempstock a dit : « Vais-je vous enchaîner, créatures, au cœur d’une étoile noire, pour que vous éprouviez votre douleur en un lieu où chaque fraction d’instant dure un millier d’années ? Vais-je invoquer les pactes de la Création, et vous faire retirer de la liste des choses créées, afin que n’aient jamais existé d’oiseaux voraces, et que tout ce qui souhaite s’aventurer de monde en monde puisse agir en toute impunité ? »J’ai tendu l’oreille pour guetter une réponse, mais je n’ai rien entendu. Rien qu’un geignement, un piaulement de douleur ou de frustration.« J’en ai terminé avec vous. Je m’occuperai de vous en temps et en heure, et à ma façon. Pour le moment, je dois m’occuper des enfants. »— Oui, Madame.— Merci, Madame.« Pas si vite. Personne n’ira nulle part tant que vous n’aurez pas remis toutes ces choses en l’état où elles étaient. Boôtes manque, au firmament. Il y a un chêne qui a disparu, et un renard. Remettez-les tous en place, comme ils étaient. » Et puis, l’impératrice argentée a ajouté, d’une voix qui, en cet instant, était aussi, sans erreur possible, celle de la vieille Mme Hempstock : « Vermines. »Quelqu’un fredonnait un air. J’ai compris, comme de très loin, que c’était moi, au moment même où je me souvenais de ce qu’était cet air : la comptine « Venez jouer, filles et garçons ».…La lune resplendit, claire comme le jour.Posez donc le dîner, oubliez le rôti,Rejoignez vos amis pour jouer dans la rue.Venez donc et criez, venez donc et chantez.Venez avec grand cœur ou jamais ne venez…Je me suis accroché à Ginnie Hempstock. Elle avait une odeur de ferme et de cuisine, comme les animaux, et la nourriture. Elle avait une odeur très réelle, et le sentiment du réel était ce dont j’avais le plus besoin à ce moment-là.J’ai tendu la main, touché avec circonspection l’épaule de Lettie. Elle n’a ni bougé ni réagi.Ginnie a alors pris la parole et je n’ai pas su au début si elle parlait pour elle, pour Lettie, ou pour moi. « Elles ont outrepassé leurs limites, disait-elle. Elles auraient pu te faire du mal, petit, et ça aurait rien signifié. Elles auraient pu faire du mal à ce monde sans qu’on dise rien – après tout, c’est qu’un monde, et ce sont des grains de sable dans le désert, les mondes. Mais Lettie, c’est une Hempstock. Elle se situe en dehors de leur juridiction, ma petite. Et ils y ont fait du mal. »J’ai regardé Lettie. Sa tête avait ballé vers le bas, cachant sa figure. Elle avait les yeux clos.« Est-ce qu’elle va s’en remettre ? » ai-je demandé.Ginnie n’a pas répondu, elle nous a simplement serrés tous les deux plus fort contre son sein, et nous a bercés, en fredonnant une chanson sans paroles.La ferme et ses terrains ne resplendissaient plus de leur lueur dorée. Je ne sentais plus rien m’observer dans les ombres, désormais.« T’inquiète pas », a dit une voix âgée, désormais redevenue familière. « T’es sorti de l’auberge. Elle existe même plus, l’auberge. Elles sont parties.— Elles reviendront, ai-je protesté. Elles veulent mon cœur.— Pour tout l’or du monde, jamais elles reviendraient dans cet univers, a assuré la vieille Mme Hempstock. Non qu’elles auraient grand-chose à faire de l’or – ou du monde – pas plus qu’en aurait un corbeau. »Pourquoi avais-je cru qu’elle était vêtue d’argent ? Elle portait une robe de chambre grise maintes fois reprisée par-dessus ce qui avait dû être une chemise de nuit, mais une chemise de nuit d’un modèle qui n’était plus à la mode depuis plusieurs centaines d’années.La vieille femme a posé une main sur le front pâle de sa petite-fille, l’a soulevé, puis relâché.La mère de Lettie a secoué la tête. « C’est fini », a-t-elle dit.J’ai alors compris, enfin, et je me suis senti bête de ne pas avoir compris plus tôt. La fillette à côté de moi, sur les genoux de sa mère, contre le sein de sa mère, avait donné sa vie pour moi.« Elles devaient me faire du mal à moi, pas à elle, ai-je déclaré.— Y avait aucune raison qu’ils vous prennent, ni l’un ni l’autre », a répliqué la vieille dame en reniflant. J’ai alors ressenti de la culpabilité, une culpabilité qui dépassait tout ce que j’avais jamais éprouvé.« On devrait la conduire à l’hôpital, ai-je dit, plein d’espoir. On peut appeler un docteur. Peut-être qu’ils pourront la soigner. »Ginnie a secoué la tête.« Elle est morte ? ai-je demandé.— Morte ? » a répété la vieille dame en robe de chambre. Son ton semblait indigné. « Il f’rait bôôôoô voâââr, » a-t-elle ajouté, accentuant certaines voyelles comme si c’était la seule façon de m’impartir la gravité de ses propos. « Comme si une Hempstock se livrerait jâââmais à quelque chôôôse de si… vulguèèèère…— Elle est blessée, a expliqué Ginnie Hempstock en me serrant contre elle. Aussi gravement blessée qu’elle peut l’être. Elle est tellement proche de la mort que ça fera aucune différence si on agit pas, et vite. » Une dernière accolade, alors. « Allez, descends, maintenant. » J’ai quitté à regret son giron, et je me suis mis debout.Ginnie Hempstock s’est redressée, le corps de sa fille avachi dans ses bras. Lettie pendait, ballottée comme une poupée de chiffons tandis que sa mère se relevait, et je l’ai fixée, choqué au-delà de toute mesure.« C’était ma faute, ai-je dit. Pardon. Je vous demande pardon.— Tu voulais bien faire », a répondu la vieille Mme Hempstock ; mais Ginnie Hempstock n’a rien dit. Elle a descendu le chemin en direction de la ferme, et puis elle a tourné derrière le bâtiment de la laiterie. J’aurais pensé que Lettie était trop grande pour qu’on la porte, mais Ginnie la tenait comme si elle ne pesait pas plus qu’un chaton, sa tête et le haut de son corps appuyés contre l’épaule de sa mère, comme une enfant endormie qu’on amène au lit à l’étage. Ginnie l’a portée en suivant le sentier, le long de la haie, vers l’arrière, encore et toujours, jusqu’à ce que nous arrivions à la mare.Là-derrière, il n’y avait aucun souffle, et la nuit était parfaitement immobile ; notre trajet était éclairé par le clair de lune et rien d’autre ; la mare, quand nous y sommes parvenus, était une simple mare. Aucun halo de lumière dorée. Aucune pleine lune magique. Elle était noire et morne, et la lune, la vraie, le quartier de lune, s’y reflétait.Je me suis arrêté au bord de la mare, et la vieille Mme Hempstock s’est arrêtée à côté de moi.Mais Ginnie Hempstock a continué d’avancer.Elle est entrée en trébuchant dans la mare, jusqu’à ce qu’elle avance avec de l’eau jusqu’aux cuisses, son manteau et sa jupe flottant à la surface au fil de sa progression, brisant le reflet de la lune en dizaines de lunes miniatures qui s’égaillaient et se reformaient derrière elle.Au centre de la mare, l’eau noire autour des hanches, elle s’est arrêtée. Elle a retiré Lettie de sur son épaule, si bien que le corps de la fillette était soutenu à la tête et aux genoux par les mains efficaces de Ginnie Hempstock ; puis avec lenteur, une lenteur infinie, celle-ci a couché Lettie dans l’eau.Le corps de la fillette a flotté à la surface de la mare.Ginnie a reculé d’un pas, puis d’un autre, sans jamais détacher les yeux de sa fille.J’ai entendu un fracas qui grandissait, comme celui d’un vent énorme qui viendrait vers nous.Le corps de Lettie s’est agité.Il n’y avait pas de brise, mais à présent des crêtes blanches dansaient à la surface de la mare. J’ai vu des vagues, d’abord un doux clapotis de vaguelettes, puis de plus grosses lames qui montaient et giflaient le bord de la mare. Un rouleau s’est élevé et brisé près de moi, m’éclaboussant les vêtements et le visage. J’ai senti le goût de l’eau qui humectait mes lèvres, et il était salé.J’ai chuchoté : « Pardon, Lettie. »J’aurais dû pouvoir distinguer l’autre bord de la mare. Je le voyais quelques instants plus tôt. Mais les déferlantes l’avaient emporté, et je ne discernais rien au-delà du corps de Lettie qui flottait, sinon la vastitude de l’océan solitaire, et les ténèbres.Les vagues ont grandi. L’eau a commencé à luire au clair de lune, comme elle l’avait fait lorsqu’elle occupait un seau, luire d’un bleu pâle et parfait. La forme noire sur la surface de l’eau était le corps de la petite fille qui m’avait sauvé la vie.Des doigts osseux se sont posés sur mon épaule. « Pour quoi demandes-tu pardon, petit ? Pour l’avoir tuée ? »J’ai hoché la tête, n’ayant pas assez confiance en moi pour parler.« Elle est pas morte. Tu l’as pas tuée, ni toi ni les oiseaux voraces, même s’ils ont fait de leur mieux pour t’atteindre à travers elle. Elle a été donnée à son océan. Un jour, quand il jugera le temps venu, l’océan la rendra. »J’ai songé à des cadavres et à des squelettes avec des perles à la place des yeux. J’ai imaginé des sirènes aux queues qui fouettaient l’eau dans leurs déplacements, comme celle de mon poisson rouge avait battu avant qu’il cesse de remuer pour reposer, ventre en l’air, comme Lettie, à la surface de l’eau. J’ai demandé : « Est-ce qu’elle sera pareille ? »La vieille femme s’est esclaffée, comme si j’avais prononcé la phrase la plus drôle de l’univers. « Rien est jamais pareil, a-t-elle répondu. Que ce soit une seconde, ou cent ans plus tard. Ça bouillonne et ça brasse tout le temps. Et les gens changent autant que les océans. »Ginnie est sortie de l’eau, et elle est venue se placer sur la berge à côté de moi, la tête inclinée. Les vagues déferlaient, se brisaient, jaillissaient et se retiraient. Il y a eu au loin un grondement qui a pris de plus en plus d’ampleur : quelque chose venait vers nous, à travers l’océan. Arrivée de loin, de centaines et de centaines de milles, elle est apparue : une fine ligne blanche gravée sur le bleu lumineux, et elle grandissait en approchant.La grande vague est arrivée, et le monde grondait, et j’ai levé les yeux quand elle nous a atteints : elle dépassait en hauteur les arbres, les maisons, tout ce que l’esprit ou les yeux peuvent contenir, ou que le cœur peut suivre.C’est seulement en atteignant le corps flottant de Lettie Hempstock que l’énorme rouleau s’est abattu. Je m’attendais à être inondé, ou, pire, balayé par les eaux furieuses de l’océan, et j’ai levé le bras pour protéger mon visage.Il n’y a pas eu d’éclaboussement de déferlantes, de fracas assourdissant, et quand j’ai baissé le bras, je n’ai rien vu d’autre que l’eau noire et tranquille d’une mare la nuit, et il ne flottait rien à sa surface, sauf une poignée de nénuphars et le reflet pensif et incomplet de la lune.La vieille Mme Hempstock avait disparu, elle aussi. Je la croyais debout à côté de moi, mais il n’y avait que Ginnie, tout près, en train de contempler en silence le miroir obscur de la petite mare.« Bien, a-t-elle déclaré. Je vais te ramener chez toi. »