CHAPITRE 15 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY
Il y avait une Land Rover garée derrière l’étable. Les portières étaient ouvertes et la clé sur le contact. Je me suis assis dans le siège du passager couvert de papier journal et j’ai regardé Ginnie Hempstock tourner la clé. Le moteur a toussoté plusieurs fois avant de démarrer.Je n’avais pas imaginé une des Hempstock derrière un volant. « Je savais pas que vous aviez une voiture, ai-je dit.— Y a beaucoup de choses que tu sais pas », a répliqué Mme Hempstock, sur un ton acide. Puis elle m’a jeté un coup d’œil plus aimable et m’a dit : « Tu peux pas tout savoir. » Elle a fait reculer la Land Rover, puis la voiture a avancé en cahotant à travers les ornières et les flaques au fond de la cour de la ferme.J’avais un souci en tête.« La vieille Mme Hempstock dit que Lettie est pas vraiment morte, ai-je dit. Mais elle en avait l’air. Je crois qu’elle est vraiment morte. Je pense pas que c’est vrai, qu’elle est pas morte. »Ginnie a paru sur le point de dire quelque chose sur la nature de la vérité, mais elle s’est bornée à répondre : « Lettie est blessée. Très gravement blessée. L’océan l’a prise. Honnêtement, je sais pas s’il la rendra un jour. Mais on peut toujours espérer, non ?— Oui. » J’ai serré mes mains en poings, et j’ai espéré aussi fort que je savais le faire.Nous avons remonté le chemin à vingt-cinq kilomètres/heure en cahotant.J’ai demandé : « C’était… c’est… vraiment votre fille ? » Je ne savais pas, je ne sais toujours pas, pourquoi je lui ai posé cette question. Peut-être que je voulais simplement en savoir plus long sur la petite fille qui m’avait sauvé la vie, qui m’avait tiré d’affaire plus d’une fois. Je ne savais rien d’elle.« Plus ou moins, a dit Ginnie. Les Hempstock mâles, mes frères, ils sont partis de par le monde, et ils ont eu des bébés qui ont eu des bébés. Il y a des femmes Hempstock, là-bas dans ton monde, et je pourrais parier que chacune est un phénomène à sa façon. Mais seules Mémé, Lettie et moi sommes les représentantes à l’état pur.— Elle a pas eu de papa ? ai-je demandé.— Non.— Et vous, vous avez eu un papa ?— Tu es plein de questions, hein ? Non, mon chéri. On a jamais pratiqué ce genre de choses. On a besoin d’hommes que si on a envie de produire d’autres hommes. »J’ai glissé : « C’est pas nécessaire de me raccompagner chez moi. Je pourrais rester avec vous. Je pourrais attendre que Lettie revienne de l’océan. Je travaillerais sur votre ferme, je porterais des choses et j’apprendrais à conduire un tracteur.— Non », a-t-elle répondu, mais elle a dit cela gentiment. « Continue donc ta propre vie. Lettie te l’a donnée. Il faut que tu grandisses et que tu essaies d’en être digne. »Un éclair de ressentiment. Il est déjà assez dur de vivre, d’essayer de survivre dans le monde et d’y trouver sa place, de faire ce qu’il faut pour s’en sortir, sans devoir se demander si ce que vous venez de faire, quoi que ce soit, valait que quelqu’un soit… peut-être pas mort, mais au moins qu’elle ait donné sa vie. Ce n’était pas juste.« La vie n’est pas juste », a dit Ginnie, comme si j’avais parlé à voix haute.Elle a obliqué pour entrer dans notre allée, s’est rangée devant la porte principale. Je suis descendu et elle en a fait autant.« Autant te faciliter le retour chez toi », a-t-elle dit.Mme Hempstock a pressé la sonnette, même si la porte n’était jamais fermée à clé, et elle a consciencieusement frotté les semelles de ses bottes en caoutchouc sur le paillasson jusqu’à ce que ma mère vienne ouvrir. Elle était vêtue pour aller au lit et portait sa robe de chambre rose matelassée.« Le voilà, a annoncé Ginnie. Sain et sauf, le soldat rentré de guerre. Il s’est bien amusé à la fête d’adieu de notre Lettie, mais à présent il est temps que le jeune homme aille se reposer. »Ma mère est restée sans expression – presque désorientée – et puis un sourire a remplacé sa confusion, comme si le monde venait de se reconfigurer selon un schéma cohérent.« Oh, il ne fallait pas le raccompagner, a protesté ma mère. L’un de nous serait venu le chercher. » Puis elle a baissé les yeux vers moi. « Qu’est-ce qu’on dit à Mme Hempstock, chéri ? »Je l’ai récité automatiquement : « Merci-de-m’avoir-accueilli.— Très bien, mon chou », a dit ma mère. Puis : « Lettie s’en va ?— En Australie, a répondu Ginnie. Pour être auprès de son père. Ça nous manquera de pas avoir ce petit bonhomme qui vient jouer, mais, ma foi, on vous préviendra dès que Lettie sera de retour. Il pourra revenir jouer, à ce moment-là. »Je commençais à me sentir fatigué. La fête avait été amusante, même si je n’en avais guère de souvenirs. Mais je savais que je ne retournerais pas rendre visite aux Hempstock. Pas tant que Lettie ne serait pas là.L’Australie était loin, très loin. Je me suis demandé combien de temps s’écoulerait avant qu’elle ne rentre d’Australie avec son père. Des années, ai-je supposé. L’Australie était à l’autre bout du monde, de l’autre côté de l’océan…Une petite portion de mon esprit se souvenait d’une séquence d’événements différente, puis il l’a perdue, comme si je m’étais réveillé d’un sommeil confortable, que j’avais regardé autour de moi, tiré les couvertures sur moi et que j’étais reparti vers mon rêve.Mme Hempstock est remontée dans son antique Land Rover, tellement crottée de boue (je la voyais, à présent, dans la lumière au-dessus de l’entrée) qu’il ne restait presque aucune trace de sa peinture d’origine, et elle l’a fait reculer, en suivant l’allée, vers le chemin.Ma mère n’a pas paru troublée que je rentre chez moi en tenue de bal masqué à presque onze heures du soir. « J’ai de mauvaises nouvelles, mon chéri, m’a-t-elle annoncé.— Quoi ?— Ursula a dû s’en aller. Des problèmes familiaux. Des affaires de famille urgentes. Elle est déjà partie. Je sais combien vous l’aimiez, les enfants. »Je savais que je ne l’aimais pas, mais je n’ai rien dit.Personne ne dormait plus dans ma chambre en haut de l’escalier, désormais. Ma mère m’a demandé si je voulais la récupérer quelque temps. J’ai répondu que non, sans savoir pourquoi je refusais. Je ne me souvenais plus pourquoi je détestais tellement Ursula Monkton – en fait, je me sentais vaguement coupable de la détester de façon aussi absolue et aussi irrationnelle – mais je n’avais aucune envie de retourner dans cette chambre, malgré le petit lavabo jaune juste à ma taille, et je suis resté dans la chambre commune jusqu’à ce que notre famille déménage de cette maison, presque une demi-douzaine d’années plus tard (nous les enfants, en protestant ; les adultes, je crois, simplement soulagés que leurs ennuis financiers soient terminés).La maison a été démolie après notre déménagement. Je n’ai pas voulu aller la voir vide, et j’ai refusé d’assister à sa démolition. Une trop grande part de ma vie était liée à ces briques et à ces tuiles, à ces gouttières et à ces murs.Des années plus tard, ma sœur, désormais adulte elle-même, m’a confié qu’elle pensait que ma mère avait renvoyé Ursula Monkton (dont elle se souvenait avec tant d’affection, la seule personne gentille dans un défilé de gouvernantes acariâtres) parce que notre père avait une liaison avec elle. C’était possible, ai-je acquiescé. Nos parents étaient encore vivants, à l’époque, et j’aurais pu leur poser la question, mais je ne l’ai pas fait.Mon père n’a jamais évoqué les événements de ces nuits, ni alors, ni plus tard.Je suis finalement devenu ami avec mon père en abordant la vingtaine. Nous avions tellement peu de choses en commun quand j’étais enfant, et je suis certain que je l’avais déçu. Il n’avait pas demandé à avoir un enfant avec un livre, parti dans son propre monde. Il aurait voulu un fils qui suivait son exemple : qui nage, boxe, joue au rugby et conduise des voitures rapides avec joie et abandon, mais ce n’était pas ce qu’il avait obtenu.Je n’ai jamais plus parcouru le chemin jusqu’au bout. Je ne pensais pas à la Mini blanche. Quand je songeais au prospecteur d’opales, c’était dans le contexte de deux roches d’opale brutes posées sur le manteau de notre cheminée ; et dans mes souvenirs, il portait toujours une chemise à carreaux et des jeans. Il avait le visage et les bras bruns, et pas rouge cerise à cause de l’intoxication au monoxyde de carbone, et il ne portait pas de nœud papillon.Monstre, le matou roux que nous avait laissé le prospecteur d’opales, était parti se faire nourrir par d’autres familles et, bien que nous l’apercevions de temps en temps en train de rôder dans les fossés et les arbres au bout de l’allée, il ne venait jamais quand on l’appelait. J’en ai été soulagé, je crois. Il n’avait jamais été notre chat. Nous le savions, et lui aussi.Une histoire ne compte vraiment, j’en ai le sentiment, que dans la mesure où les personnages de l’histoire changent. Mais j’avais sept ans quand tout cela est arrivé, et j’étais à la fin la même personne qu’au début, non ? Et tous les autres aussi. Ils devaient l’être, en tout cas. Les gens ne changent pas.Mais certaines choses avaient changé, quand même.Un mois après les événements décrits ici, à peu près, et cinq ans avant que le monde branlant où je vivais soit démoli et remplacé par des pavillons nets, bas et réguliers abritant des jeunes gens avisés qui travaillaient en ville mais vivaient dans mon village, qui gagnaient de l’argent en déplaçant d’un endroit à un autre, mais sans rien construire, ni creuser, ni cultiver, ni tisser, et neuf ans avant que je n’embrasse une Callie Anders souriante…Je suis rentré de l’école. On était au mois de mai, ou peut-être début juin. Elle attendait à la porte de derrière comme si elle savait précisément où elle était et qui elle cherchait : une jeune chatte noire, un peu plus grosse qu’un chaton, désormais, avec une tache blanche sur une oreille et des yeux d’un bleu-vert intense et inhabituel.Elle m’a suivi à l’intérieur.Je l’ai nourrie avec une boîte de pâtée pour chat inutilisée de Monstre, que j’ai servie à la cuillère dans l’écuelle poussiéreuse de Monstre.Mes parents, qui n’avaient jamais remarqué la disparition du chat roux, n’ont pas noté tout de suite l’arrivée de la nouvelle jeune chatte, et le temps que mon père commente son existence, elle vivait avec nous depuis plusieurs semaines, explorant le jardin jusqu’à mon retour de l’école, puis restant près de moi pendant que je lisais ou que je jouais. La nuit, elle attendait sous le lit que les lumières soient éteintes, puis elle prenait ses aises sur l’oreiller à côté de moi, peignant mes cheveux et ronronnant, si bas qu’elle ne dérangeait jamais ma sœur.Je m’endormais le visage collé contre sa fourrure, tandis que son grave ronronnement électrique vibrait doucement contre ma joue.Elle avait des yeux tellement insolites. Ils m’évoquaient le bord de la mer, et je l’ai donc appelée Océan, et je n’aurais pas su vous expliquer pourquoi.