CHAPITRE 2 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman

Enfant, je n’étais pas heureux, bien que, de temps en temps, j’aie été satisfait. Je vivais dans les livres plus que n’importe où ailleurs.
Nous avions une grande maison avec de nombreuses pièces, une bonne chose quand on l’avait achetée et que mon père avait de l’argent, pas si bonne par la suite.
Un après-midi, mes parents m’ont fait venir dans leur chambre avec beaucoup de gravité. J’ai cru avoir commis une bêtise et être là pour qu’on me gronde, mais non : ils m’ont juste annoncé qu’ils n’étaient plus financièrement à l’aise, que nous allions tous devoir faire des sacrifices et que moi, ce que je devrais sacrifier, c’était ma chambre, la petite pièce en haut de l’escalier. J’en ai eu de la peine : ma chambre disposait d’un tout petit lavabo jaune qu’ils avaient fait installer rien que pour moi, juste à ma taille ; la chambre se situait au-dessus de la cuisine, et au sommet immédiat de l’escalier en sortant du salon de télévision, si bien que, le soir, j’entendais la rumeur apaisante de la conversation des adultes monter du rez-de-chaussée par ma porte entrouverte, et que je ne me sentais pas seul. De plus, dans ma chambre, personne ne voyait d’objection à ce que je garde la porte du couloir entrebâillée, afin de laisser entrer assez de lumière pour ne pas avoir peur du noir et, tout aussi important, de me permettre de lire en cachette, après l’heure du coucher, employant la faible lumière du couloir pour lire, s’il y avait besoin. Il y avait toujours besoin.
Exilé dans l’immense chambre de ma petite sœur, je n’étais pas inconsolable. Il y avait déjà trois lits sur place, et j’ai pris celui qui se trouvait contre la fenêtre. J’adorais pouvoir sortir par là sur le long balcon en brique, dormir la croisée ouverte et sentir le vent et la pluie sur mon visage. Mais nous nous disputions, ma sœur et moi ; nous nous chamaillions sur tout. Elle aimait dormir avec la porte du couloir fermée, et les disputes immédiates pour savoir si la porte de la chambre devait être ouverte ou fermée ont été réglées d’autorité par ma mère ; elle a rédigé un tableau accroché derrière la porte, afin de préciser la nuit qui revenait alternativement à ma sœur ou à moi. Chaque soir, j’étais satisfait ou terrifié, selon que la porte était ouverte ou fermée.
Mon ancienne chambre en haut des marches a été mise en location, et une variété de gens y a défilé. Je les regardais tous d’un œil soupçonneux : ils dormaient dans ma chambre, utilisaient le petit lavabo jaune qui était juste à ma taille. Il y a eu une grosse dame autrichienne qui nous a déclaré qu’elle pouvait sortir de sa tête pour se promener au plafond ; un étudiant en architecture venu de Nouvelle-Zélande ; un couple d’Américains à qui ma mère, scandalisée, a demandé de partir lorsqu’elle a découvert qu’en fait, ils n’étaient pas mariés ; et, à présent, il y avait le prospecteur d’opales.
Il était sud-africain, bien qu’il ait amassé son pécule en extrayant des opales en Australie. Il nous a donné une opale chacun, à ma sœur et moi, un grossier caillou noir avec un feu vert-bleu-rouge à l’intérieur. Ça lui a valu l’adoration de ma sœur ; sa pierre d’opale était pour elle un vrai trésor. Moi, je ne pouvais pas lui pardonner la mort de mon chaton.
C’était le premier jour des vacances de printemps : trois semaines sans école. Je me suis réveillé tôt, ravi à la perspective de jours sans fin à remplir à ma guise. J’allais lire. J’allais explorer.
J’ai enfilé mon short, mon t-shirt, mes sandales. Je suis descendu à la cuisine. Mon père préparait le petit déjeuner, tandis que ma mère faisait la grasse matinée. Il portait sa robe de chambre par-dessus son pyjama. Il se chargeait souvent du petit-déjeuner, le samedi. Je lui ai demandé : « Papa ! Où est mon illustré ? » Le vendredi, il m’achetait toujours un numéro de Smash ! avant de rentrer du travail, et je le lisais le samedi matin.
« À l’arrière de la voiture. Tu veux du pain grillé ?
— Oui. Mais pas cramé. »
Mon père n’aimait pas les grille-pain. Il mettait le pain à dorer sous le gril et, en général, le faisait cramer.
Je suis sorti dans l’allée. J’ai regardé autour de moi. Je suis revenu à la maison, j’ai poussé la porte de la cuisine et je suis entré. J’aimais cette porte. C’était un battant, s’ouvrant vers l’intérieur et vers l’extérieur, afin que les domestiques, soixante ans plus tôt, puissent entrer ou sortir avec des plats, vides ou garnis, plein les bras.
« Papa ? Où est la voiture ?
— Dans l’allée.
— Non, elle est pas là.
— Quoi ? »
Le téléphone a sonné et mon père s’est rendu dans l’entrée, où se trouvait l’appareil, pour répondre. Je l’ai entendu parler avec quelqu’un.
Le pain a commencé à fumer sous le gril.
Je suis monté sur une chaise et je l’ai éteint.
« C’était la police, m’a expliqué mon père. Quelqu’un a signalé qu’il avait vu notre voiture abandonnée au bas du chemin. J’ai dit que je n’avais même pas encore déclaré le vol. Bien. On peut y partir tout de suite, on les retrouvera là-bas. Le pain ! »
Il a retiré la poêle de sous le gril. Le pain fumait, noirci sur un côté.
« Et mon illustré, il est là-bas ? Ou ils l’ont volé ?
— Je ne sais pas. La police n’a pas parlé de ton illustré. »
Mon père a tartiné de beurre de cacahuète le côté brûlé de chaque morceau de pain, remplacé sa robe de chambre par un manteau endossé par-dessus son pyjama, enfilé une paire de chaussures, et nous avons descendu le chemin ensemble. Il mâchonnait son pain grillé en marchant. Je tenais le mien, sans le manger.
Nous marchions depuis peut-être cinq minutes le long de l’étroit chemin qui courait entre les champs de chaque côté, quand une voiture de police est arrivée derrière nous. Elle a ralenti, et le conducteur a salué mon père par son nom.
J’ai caché mon morceau de pain brûlé derrière mon dos tandis que mon père discutait avec le policier. J’aurais voulu que ma famille achète du pain blanc en tranches normal, du genre qu’on mettait dans les grille-pain, comme toutes les autres familles que je connaissais. Mon père avait trouvé une boulangerie locale où l’on cuisait de grosses miches de lourd pain brun, et il insistait pour en acheter. Il affirmait qu’elles avaient meilleur goût, ce qui, à mon sens, était absurde. Le pain convenable était blanc, tranché à l’avance, et n’avait pratiquement aucun goût : c’était son rôle.
Le chauffeur de la voiture de police est descendu, a ouvert la portière arrière et m’a dit de monter. Mon père a pris le siège à l’avant, à côté du conducteur.
La voiture de police a descendu lentement le chemin. Celui-ci était dépourvu du moindre revêtement, à l’époque, et juste assez large pour une seule voiture ; un passage escarpé, semé de flaques et de cahots, d’où pointaient des silex, le tout creusé d’ornières par les véhicules agricoles, la pluie et l’âge.
« Les gamins, a commenté le policier. Ils trouvent ça drôle. On vole une voiture, on va faire un tour, on l’abandonne. Ça doit être des gens d’ici.
— Je m’estime déjà heureux qu’on l’ait récupérée si vite », a répondu mon père.
Nous avons longé la ferme Caraway, où une petite fille aux cheveux si blonds qu’ils étaient presque blancs, et aux joues rouges, mais rouges, nous a regardés passer. Je tenais mon bout de pain brûlé sur mes genoux.
« C’est drôle qu’ils l’aient abandonnée dans ce coin, a poursuivi le policier, parce que ça fait une trotte, pour rentrer à pied n’importe où, d’ici. »
Nous avons franchi un coude du chemin et vu sur un côté la Mini blanche devant un portail qui menait à un champ, les pneus profondément enlisés dans la boue brune. Nous l’avons dépassée pour nous ranger sur l’herbe de l’accotement. Le policier m’a laissé descendre, et nous sommes tous les trois revenus à pied vers la Mini, tandis que le policier parlait à mon père de la criminalité de la région et expliquait pourquoi il s’agissait clairement d’un coup des gamins du coin, puis mon père a ouvert la portière arrière avec le double de sa clé.
Il a dit : « Quelqu’un a laissé quelque chose sur la banquette arrière. » Il a tendu la main et retiré la couverture bleue qui cachait la chose sur la banquette, à l’instant où le policier lui disait qu’il ne devrait pas, et où je scrutais la banquette arrière, parce que c’était là que devait se trouver mon illustré ; si bien que je l’ai vue.
Ce que je regardais était une chose, pas une personne.
J’étais un enfant imaginatif, enclin aux cauchemars ; pourtant, quand j’avais six ans, j’avais convaincu mes parents de me conduire au musée de cire de Madame Tussaud, à Londres parce que je voulais visiter la Chambre des Horreurs, m’attendant à voir la Chambre des Horreurs des monstres de cinéma dont j’avais lu des descriptions dans mes illustrés. Je voulais trembler devant des effigies en cire de Dracula, du monstre de Frankenstein et du Loup-garou. En lieu de quoi, on m’avait promené à travers une série apparemment infinie de dioramas d’hommes et de femmes ordinaires à l’expression sinistre, qui avaient assassiné des gens – en général leurs locataires, et des membres de leur propre famille – et qu’on avait ensuite assassinés à leur tour : par pendaison, sur la chaise électrique ou dans des chambres à gaz. La plupart étaient représentés en compagnie de leurs victimes dans des tableaux de groupe compassés – assis à une table de repas, peut-être, tandis que les membres de leur famille, empoisonnés, agonisaient. Les plaques qui expliquaient leur identité m’informaient également que la majorité d’entre eux avaient tué leur famille et vendu les corps à des anatomistes. C’est là que le mot anatomistes a revêtu pour moi sa particulière coloration d’horreur. J’ignorais ce qu’étaient ces anatomistes. Je savais seulement que les anatomistes poussaient les gens à tuer leurs enfants.
La seule chose qui m’avait retenu de m’enfuir en hurlant de cette Chambre des Horreurs où on me promenait était qu’aucune des statues de cire n’avait semblé totalement convaincante. Elles ne pouvaient pas paraître vraiment mortes, parce qu’elles n’avaient jamais eu l’air vivantes.
La chose sur la banquette arrière, que masquait la couverture bleue (je la connaissais, cette couverture. C’était celle qui était rangée dans mon ancienne chambre, sur l’étagère, pour les nuits froides), n’était pas convaincante, non plus. Elle ressemblait un peu au prospecteur d’opales, mais elle était vêtue d’un costume noir, avec une chemise blanche à jabot et un nœud papillon noir. Elle portait ses cheveux plaqués en arrière, artificiellement lustrés. Elle avait les yeux fixes. Ses lèvres étaient bleuâtres, mais sa peau, très rouge. Elle ressemblait à une parodie de bonne santé. Elle n’avait aucune chaîne en or autour de son cou.
Je pouvais voir, sous elle, froissé et plié, mon exemplaire de Smash ! avec Batman en couverture, exactement tel qu’il était à la télévision.
Je ne me rappelle pas qui a alors dit quoi, juste qu’on m’a fait m’écarter de la Mini. J’ai traversé la route, et je suis resté là tout seul tandis que le policier discutait avec mon père et prenait des notes dans un carnet.
J’ai observé la voiture. Une longueur de tuyau d’arrosage vert courait du pot d’échappement à la vitre du conducteur. Il y avait de la boue, brune et épaisse, partout sur l’échappement afin de maintenir le tuyau en place.
Personne ne me regardait. J’ai mordu dans mon pain grillé. Il était brûlé et froid.
À la maison, mon père mangeait tous les morceaux de pain grillé les plus brûlés. « Miam ! » disait-il, « Du charbon ! Excellent pour la santé ! » et « Du pain brûlé ! C’est ce que je préfère ! », et il mangeait tout. Quand j’ai été bien plus âgé, il m’a avoué qu’il n’avait jamais aimé le pain brûlé, qu’il ne le mangeait que pour éviter de le gaspiller et, l’espace d’un bref moment, toute mon enfance m’a fait l’effet d’un mensonge : on aurait dit qu’une des colonnes de la foi sur lesquelles était édifié mon univers avait croulé, changée en sable sec.
Le policier a parlé à la radio, à l’avant de son véhicule.
Puis il a traversé la route pour venir me trouver. « Désolé, fiston, m’a-t-il dit. Mais d’autres voitures vont arriver par la route, dans une minute. On va te trouver un endroit où tu pourras attendre sans être dans les jambes. Tu veux retourner t’asseoir à l’arrière de ma voiture ? »
J’ai secoué la tête. Je n’en avais pas envie, non.
Quelqu’un, une petite fille, a dit : « Il peut revenir à la ferme avec moi. Ça pose pas de problème. »
Elle était beaucoup plus vieille que moi, onze ans au moins. Elle avait des cheveux brun-roux, coupés relativement court pour une fille, et un nez retroussé. Elle était marquée de taches de rousseur. Elle portait une jupe rouge – les filles ne portaient guère le jeans, à l’époque, du moins dans la région. Elle avait un léger accent du Sussex et de perçants yeux gris-bleu.
Le policier, accompagné de la fillette, s’est rendu auprès de mon père, elle a reçu la permission de m’emmener, et j’ai donc suivi le chemin en sa compagnie.
« Il y a un monsieur mort dans notre voiture, ai-je dit.
— C’est pour ça qu’il est venu ici, m’a-t-elle répondu. Le bout de la route. Pas de risque qu’on le trouve et qu’on l’arrête, par ici, à trois heures du matin. Et puis, là-bas, la boue est humide et facile à modeler.
— Tu crois qu’il s’est tué ?
— Oui. Tu aimes ça, le lait ? Mémé est en train de traire Bessie, justement.
— Tu veux dire, du vrai lait de vache ? » ai-je demandé ; et puis je me suis senti bête. Mais elle a hoché la tête, pour me rassurer.
J’y ai réfléchi. Je n’avais jamais bu de lait qui ne sortait pas d’une bouteille. « Ça me plairait, je crois. »
Nous nous sommes arrêtés à une petite grange où une vieille femme, bien plus âgée que mes parents, avec de longs cheveux gris, pareils à des toiles d’araignées, et un visage maigre, se tenait à côté d’une vache. De longs tuyaux noirs étaient attachés aux pis de l’animal. « Avant, on les trayait à la main, m’a-t-elle expliqué. Mais c’est plus facile, comme ça. »
Elle m’a montré comment le lait circulait le long des tuyaux noirs, de la vache à la machine, puis à un refroidisseur et dans de gigantesques bidons de métal. On laissait les bidons sur une lourde plateforme en bois devant la grange, où un camion venait chaque jour les collecter.
La vieille dame m’a donné une tasse du lait crémeux de Bessie la vache, du lait tout chaud, avant qu’il ne soit passé dans le refroidisseur. Rien de ce que j’avais pu boire n’avait jamais eu un tel goût : riche, tiède et parfaitement heureux dans ma bouche. Je me suis souvenu de ce lait longtemps après avoir oublié tout le reste.
« Il y en a d’autres en haut du chemin, a soudain annoncé la vieille femme. De toutes sortes, qui arrivent avec leurs feux clignotants et tout. En voilà, une histoire. Tu devrais emmener le petit dans la cuisine. Il a faim, et une tasse de lait, ça suffit pas, pour un gamin en pleine croissance.
— T’as mangé ? m’a demandé la fillette.
— Juste du pain grillé. Il était brûlé.
— Je m’appelle Lettie, a-t-elle dit. Lettie Hempstock. Ici, c’est la ferme Hempstock. Allez, viens. » Elle m’a fait entrer par la porte principale dans leur énorme cuisine et m’a assis à une immense table en bois, tellement tachée et veinée qu’on aurait dit que des visages levaient leur regard vers moi hors du bois ancien.
« On déjeune tôt, ici, m’a-t-elle expliqué. On commence la traite au point du jour. Mais il y a du porridge dans la casserole, et de la confiture pour mettre dedans. »
Elle m’a servi un bol en porcelaine rempli de porridge tiède pris sur le dessus du fourneau, avec une cuillère de confiture de mûres maison, ma préférée, au milieu du porridge, puis elle a versé de la crème dessus. J’ai tourné ma cuillère dedans avant de manger, touillant jusqu’à obtenir une bouillie mauve, et j’ai été aussi heureux que j’ai jamais pu l’être pour quoi que ce soit. Le goût était parfait.
Une femme trapue est entrée. Ses cheveux brun-roux étaient striés de gris, et coupés court. Elle avait des joues comme des pommes, une jupe vert bouteille qui lui descendait aux genoux, et des bottes en caoutchouc. Elle a dit : « Ce doit être le petit du haut du chemin. Quelle histoire, cette voiture. Ils vont être cinq à avoir besoin de thé sous peu. »
Lettie a rempli au robinet une énorme bouilloire en cuivre. Elle a allumé un brûleur à gaz avec une allumette et posé la bouilloire sur la flamme. Puis elle a sorti d’un placard cinq mugs ébréchés, et a hésité, avec un coup d’œil en direction de la femme. Celle-ci lui a dit : « Tu as raison. Six. Le docteur sera là, lui aussi. »
Puis la femme a fait la moue et produit un bruit : Tsk ! « Ils ont raté la lettre, a-t-elle commenté. Lui qui l’avait si soigneusement écrite, pliée et placée dans sa poche poitrine… et ils ont pas encore regardé là.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? a demandé Lettie.
— Lis toi-même », a répondu la femme. J’ai pensé que c’était la mère de Lettie. Elle avait un air à être la mère de quelqu’un. Puis elle a ajouté : « Elle dit qu’il a pris tout l’argent que lui avaient confié ses amis pour le faire sortir d’Afrique du Sud et le déposer pour eux en Angleterre, à la banque, en même temps que tout ce qu’il avait amassé au long des ans à extraire des opales, et il est allé jouer au casino de Brighton ; mais il voulait juste jouer son propre argent. Et ensuite, il a juste voulu piocher dans la somme que lui avaient confiée ses amis, le temps de récupérer l’argent qu’il avait perdu.
» Et puis il lui est plus rien resté, a ajouté la femme, et l’obscurité est tombée.
— Mais c’est pourtant pas ce qu’il a écrit, a rétorqué Lettie en plissant les yeux. Ce qu’il écrit, c’est :
À tous mes amis,
Regrette tellement que les choses ne se soient pas passées comme je voulais et espère que vous trouverez dans vos cœurs la force de me pardonner, parce que moi, j’en suis incapable.
— Ça revient au même », a dit son aînée. Elle s’est retournée vers moi. « Je suis la maman de Lettie, m’a-t-elle dit. Tu as déjà dû rencontrer ma mère, à la laiterie. Je suis Mme Hempstock, mais elle l’était avant moi, et donc, c’est la vieille Mme Hempstock. Ici, c’est la ferme Hempstock. La plus ancienne de la région. Elle figure dans le Livre du Jugement dernier. »
Je me suis demandé pourquoi elles s’appelaient toutes Hempstock, ces femmes, mais je n’ai pas posé la question, pas plus que je n’ai osé demander comment elles connaissaient l’existence de la lettre de suicide ou les pensées du prospecteur d’opales au moment de mourir. Elles discutaient tout cela avec le plus grand naturel.
« Je l’ai poussé, pour qu’il aille regarder dans la poche de poitrine. Il croira y avoir pensé tout seul.
— C’est bien, ma fille, a déclaré Mme Hempstock. Ils vont débarquer quand la bouilloire se mettra à chanter, pour me demander si j’ai vu quoi que ce soit d’inhabituel et pour prendre leur thé. Et si tu amenais le petit jusqu’à la mare ?
— C’est pas une mare, a dit Lettie. C’est mon océan. » Elle s’est retournée vers moi pour me lancer : « Allez, viens. » Elle m’a conduit hors de la maison par le chemin que nous avions pris en entrant.
Le jour restait gris.
Nous avons contourné la maison, longé le sentier des vaches.
« C’est réellement un océan ? ai-je demandé.
— Oh oui. »
Nous y sommes arrivés subitement ; une remise en bois, un vieux banc et, entre eux, une mare aux canards, des eaux noires ponctuées de lentilles d’eau et de nénuphars. Il y avait un poisson mort, argenté comme une pièce de monnaie, qui flottait sur le flanc à la surface.
« Ça va pas, a déclaré Lettie.
— Je croyais que tu avais dit que c’était un océan. Mais en fait, c’est juste une mare.
— Si, c’est un océan. On l’a traversé quand j’étais encore bébé, en venant du vieux pays. »
Lettie est entrée dans la remise pour en ressortir avec une longue perche en bambou, terminée par ce qui ressemblait à un filet à crevettes. Elle s’est penchée, a poussé avec soin le filet sous le poisson mort. Elle l’a retiré.
« Mais la ferme Hempstock figure dans le Livre du Jugement dernier, ai-je insisté. Ta maman l’a dit. Et c’était sous Guillaume le Conquérant.
— Oui », a répondu Lettie Hempstock.
Elle a extrait le poisson mort du filet, pour l’examiner. Il était encore flasque, pas raidi, et il s’est affalé dans sa main. Je n’avais encore jamais vu autant de couleurs : il était argenté, oui, mais sous l’argent, il y avait du bleu, du vert, du mauve, et chaque écaille était bordée de noir.
« C’est quoi, comme espèce de poisson ? ai-je demandé.
— Ça, c’est très bizarre, a-t-elle commenté. Je veux dire, déjà, dans cet océan les poissons meurent pas, en général. » Elle a sorti un canif à manche de corne, mais je n’aurais pas su vous dire d’où, et l’a enfoncé dans le ventre du poisson pour le fendre, en allant vers la queue.
« Voilà ce qui l’a tué », a annoncé Lettie.
Elle a extrait quelque chose du poisson. Ensuite, elle me l’a déposé, encore tout visqueux du contact des tripes, dans la main. Je me suis penché, je l’ai trempé dans l’eau, j’ai frotté mes doigts dessus pour le nettoyer. Je l’ai regardé. Le visage de la reine Victoria m’a rendu mon regard.
« Six pence ? j’ai demandé. Le poisson a avalé une pièce de six pence ?
— C’est pas bon, hein ? » a déclaré Lettie Hempstock. Il y avait un peu de soleil, à présent ; il montrait les taches de rousseur groupées sur ses joues et son nez et, à l’endroit où la lumière touchait ses cheveux, ils étaient d’un rouge cuivré. Et elle a alors ajouté : « Ton père se demande où tu es passé. Il est temps de rentrer. »
J’ai voulu lui remettre la petite monnaie d’argent de six pence, mais elle a secoué la tête. « Garde-la, a-t-elle dit. Tu pourras t’acheter des chocolats ou des bonbons pétillants au citron.
— Je crois pas, non. Elle est trop petite. Je sais pas si les boutiques acceptent des pièces de six pence comme ça, de nos jours.
— Alors, dépose-la dans ta tirelire, a-t-elle dit. Elle te portera peut-être bonheur. » Elle a dit ça sans conviction, comme si elle ne savait pas bien quel genre de bonheur la pièce allait apporter.
Les policiers, mon père, et deux hommes en costume et cravate marron se tenaient dans la cuisine de la ferme. L’un d’eux m’a affirmé qu’il était policier, mais qu’il ne portait pas l’uniforme, ce que j’ai trouvé décevant ; si j’étais policier, j’en avais la conviction, je porterais mon uniforme chaque fois que possible. J’ai reconnu l’autre homme en costume et cravate : le Dr Smithson, notre médecin de famille. Ils terminaient leur thé.
Mon père a remercié Mme Hempstock et Lettie de s’être occupées de moi, et elles ont répondu que je n’avais posé aucun problème, et que je pouvais revenir quand je voudrais. Le policier qui nous avait conduits jusqu’à la Mini nous a alors raccompagnés en voiture chez nous et déposés au bout de l’allée.
« Il vaut peut-être mieux que tu ne parles pas de ça à ta sœur », a dit mon père.
Je n’avais envie d’en parler à personne. J’avais découvert un endroit spécial, je m’étais fait une nouvelle amie, j’avais perdu mon illustré et je serrais dans ma main une pièce ancienne de six pence en argent.
J’ai demandé : « Qu’est-ce qui rend l’océan différent de la mer ?
— Plus grand, a répondu mon père. Un océan est bien plus grand qu’une mer. Pourquoi ?
— Je me demandais, c’est tout. On pourrait avoir un océan qui soit petit comme une mare à canards ?
— Non. Une mare a la taille d’une mare, un lac la taille d’un lac. Les mers sont des mers, et les océans des océans. Atlantique, Pacifique, Indien, Arctique. Je crois que c’est tout ce qui existe, comme océans. »
Mon père est monté dans sa chambre parler à ma mère et utiliser le téléphone là-haut. J’ai laissé tomber les six pence d’argent dans ma tirelire. C’était une de ces tirelires en porcelaine dont on ne peut rien retirer. Un jour, quand elle ne pourrait plus contenir de pièces, j’aurais le droit de la casser, mais elle était loin d’être pleine.