CHAPITRE 5 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman

Ce soir-là ma sœur, assise sur son lit, se brossait les cheveux, encore et encore. Elle leur donnait cent coups de brosse chaque soir, en comptant chacun d’eux. Je ne savais pas pourquoi.
« Qu’est-ce que tu fais ? m’a-t-elle demandé.
— Je regarde mon pied. »
J’inspectais la plante de mon pied droit. Elle portait une ligne rose au centre, de l’avant-pied jusqu’au talon, quasiment, à l’endroit où j’avais marché sur un tesson quand j’étais tout petit. Je me souviens de m’être réveillé dans mon lit d’enfant, le lendemain matin de l’accident, et d’avoir contemplé les points de suture noirs qui maintenaient les bords de la coupure ensemble. C’était mon plus ancien souvenir. J’étais habitué à cette cicatrice rose. Le petit trou à côté, sur la voûte plantaire, était une nouveauté. Il se situait au point où j’avais subitement ressenti la brûlure vive, mais il n’était pas douloureux. C’était un simple trou.
Je l’ai titillé de l’index, et il m’a semblé que quelque chose battait en retraite à l’intérieur du trou.
Ma sœur avait cessé de se brosser les cheveux et me considérait avec curiosité. Je me suis levé, je suis sorti de la chambre, j’ai suivi le corridor, jusqu’à la salle de bains au bout du couloir.
Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas interrogé un adulte à ce sujet. Je ne me rappelle pas avoir jamais demandé quoi que ce soit à un adulte, sinon en dernier recours. C’était l’année où j’ai extrait une verrue de mon genou avec un canif, découvrant jusqu’à quelle profondeur je pouvais trancher avant d’avoir mal, et à quoi ressemblaient vraiment les racines d’une verrue.
Dans l’armoire de la salle de bains, derrière le miroir, se trouvait une pince à épiler en acier inoxydable, du genre qui a des bouts pointus pour retirer les échardes de bois, et une boîte de pansements. Je me suis assis sur le rebord métallique de la baignoire blanche et j’ai examiné le trou dans mon pied. C’était un banal petit trou tout rond aux bords lisses. Je ne pouvais pas juger de sa profondeur, parce que quelque chose m’en empêchait. Le bouchait. Quelque chose qui a semblé battre en retraite, quand la lumière l’a touché.
J’ai pris ma pince à épiler et j’ai guetté. Rien ne s’est passé. Rien n’a changé.
J’ai posé l’index de ma main gauche sur le trou, en douceur, pour bloquer la lumière. Ensuite, j’ai placé le bout de la pince à épiler à côté du trou et j’ai attendu. J’ai compté jusqu’à cent – inspiré, peut-être, par le brossage de cheveux de ma sœur. Ensuite, j’ai retiré le doigt et j’ai piqué dans le trou avec la pince à épiler.
J’ai attrapé la tête du ver, si c’en était bien un, par le bout, entre les branches de métal, je l’ai coincée, et j’ai tiré.
Avez-vous déjà tenté d’extraire un ver d’un trou ? Vous savez avec quelle force ils peuvent résister ? Cette façon d’employer leur corps tout entier pour se retenir aux parois du trou ? J’ai sorti peut-être deux centimètres de ce ver – rose et gris, rayé, comme s’il était infecté – hors du trou dans mon pied et, ensuite, je l’ai senti s’arrêter. Je le percevais, à l’intérieur de ma chair, qui se raidissait, qui se rendait impossible à retirer. Ça ne m’a pas fait peur. De toute évidence, c’était quelque chose qui arrivait aux gens, comme lorsque le chat du voisin, Misty, avait des vers. J’avais un ver dans le pied, et je m’en débarrassais.
J’ai tourné la pince à épiler, en pensant, j’imagine, à des spaghettis sur une fourchette, enroulant le ver autour de la pince. Il a essayé de se rétracter, mais je l’ai embobiné, peu à peu, jusqu’à ce que je ne puisse vraiment plus tirer davantage.
Je sentais, en moi, sa façon collante, plastique, d’essayer de tenir bon, comme un pur bandeau de muscle. Je me suis penché, le plus loin possible, j’ai tendu la main gauche, j’ai ouvert le robinet d’eau chaude de la baignoire, celui qui portait un point rouge en son centre, et je l’ai laissé couler. L’eau a jailli du robinet trois ou quatre minutes en s’évacuant par la bonde, avant que la vapeur ne monte.
Quand l’eau a été bouillante, j’ai avancé le pied et mon bras droit, maintenant la tension sur la pince à épiler et sur les deux centimètres de créature que j’avais moulinés hors de mon corps. Ensuite, j’ai placé l’endroit où se trouvait la pince sous le robinet d’eau chaude. L’eau m’a éclaboussé le pied, mais la plante était endurcie à force de marcher pieds nus, et c’est à peine si ça m’a gêné. L’eau qui touchait mes doigts les ébouillantait, mais je m’étais préparé à la chaleur. Pas le ver. Je l’ai senti se crisper en moi, essayer de se rétracter face à l’eau bouillante, je l’ai senti relâcher sa prise sur l’intérieur de mon pied. J’ai fait tourner la pince à épiler, triomphalement, comme si je retirais la meilleure croûte du monde, tandis que la créature commençait à sortir de moi, opposant de moins en moins de résistance.
Je l’ai tirée, d’un mouvement régulier, et en passant sous l’eau bouillante elle s’est distendue, jusqu’au bout. Elle était presque entièrement sortie de moi – j’en étais conscient – mais j’ai eu trop de confiance en moi, trop de triomphe et d’impatience, et j’ai tiré trop vite, trop fort ; le ver m’a cédé dans la main. Le bout qui sortait de moi suintait, déchiré, comme s’il avait cassé.
Néanmoins, si la créature avait laissé quoi que ce soit derrière elle dans mon pied, c’était infime.
J’ai examiné le ver. Il était gris sombre et gris clair, zébré de rose, et annelé, comme un ver de terre normal. Maintenant que je l’avais sorti de l’eau chaude, il paraissait se rétablir. Il gigotait, et le corps qui avait été enroulé autour de la pince pendait en se tortillant, à présent, bien qu’il soit suspendu par la tête (mais était-ce vraiment sa tête ? Comment le déterminer ?) à l’endroit où je l’avais coincé.
Je ne voulais pas le tuer – je ne tuais pas les bestioles, pas si j’avais le choix – mais je devais m’en débarrasser. Il était dangereux. Je n’avais aucun doute là-dessus.
J’ai tenu le ver au-dessus de la bonde de la baignoire, où il a gigoté sous l’eau bouillante. Puis je l’ai lâché, et je l’ai regardé disparaître dans le tuyau. J’ai laissé l’eau couler un moment, et j’ai nettoyé la pince à épiler. Finalement, j’ai posé un sparadrap sur le trou de ma plante de pied, j’ai mis le bouchon en place, pour empêcher le ver de remonter par la bonde ouverte, avant de fermer le robinet. Je ne savais pas s’il était mort, mais il ne me semblait pas qu’on puisse revenir du tuyau d’évacuation.
J’ai rangé la pince à épiler à l’endroit où je l’avais prise, derrière la glace de la salle de bains, puis j’ai fermé le miroir et je me suis regardé.
Je me suis demandé, comme je me le demandais si souvent à cet âge, qui j’étais et ce qui contemplait précisément le visage dans le miroir. Si ce visage que je regardais n’était pas moi – et je savais qu’il ne l’était pas, puisque je resterais moi-même, quoi qu’il arrive à mon visage – alors qu’est-ce qui était vraiment moi ? Et qu’est-ce qui regardait ?
Je suis revenu dans la chambre. C’était à mon tour d’avoir la porte du couloir ouverte pour la nuit et j’ai attendu que ma sœur dorme, afin qu’elle ne puisse pas rapporter, et ensuite, à la lumière tamisée du couloir, j’ai lu une enquête du Clan des Sept jusqu’à ce que je m’endorme.