CHAPITRE 9 - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY

La mère de Lettie fouaillait l’énorme cheminée avec un tisonnier, poussant les bûches qui flambaient pour les regrouper.
La vieille Mme Hempstock touillait dans un fait-tout bulbeux sur la cuisinière avec une grande cuillère en bois. Elle a porté la cuillère à sa bouche, a soufflé dessus d’un geste théâtral, a goûté, fait la moue, puis ajouté une pincée de quelque chose et une poignée d’autre chose. Elle a baissé le feu. Ensuite, elle m’a regardé, de mes cheveux dégoulinants à mes pieds nus, qui étaient bleus de froid. Autour de moi, planté sur place, une flaque a commencé à se former sur les dalles du sol, et les gouttes d’eau tombant de ma robe de chambre ont clapoté dedans.
« Un bain chaud, a décidé la vieille Mme Hempstock. Sinon, il va attraper la mort.
— C’est ce que j’ai dit », a commenté Lettie.
La mère de Lettie s’occupait déjà à extirper une baignoire en zinc de sous la table de la cuisine, et à la remplir d’eau fumante à l’énorme marmite noire suspendue au-dessus du foyer. Des cruches d’eau froide y ont été ajoutées jusqu’à ce qu’elle déclare la température parfaite.
« Bien. Allez, entre là-dedans, a ordonné la vieille Mme Hempstock. Hop-là »
Je l’ai regardée, horrifié. Allais-je devoir me déshabiller devant des gens que je ne connaissais pas ?
« On va laver tes affaires, les sécher pour toi et repriser cette robe de chambre », a dit la mère de Lettie, et elle m’a retiré la robe de chambre et pris la petite chatte, dont je m’étais à peine aperçu que je la tenais encore, et puis elle est partie.
Aussi vite que possible, je me suis dépouillé de mon pyjama en nylon rouge – le pantalon était à tordre et les jambes, à présent trouées et déchirées, ne retrouveraient plus jamais leur condition normale. J’ai trempé mes doigts dans l’eau, et puis je suis entré dans la baignoire et je me suis assis sur son fond en fer-blanc, dans cette cuisine rassurante devant l’énorme flambée, et je me suis laissé aller en arrière dans l’eau chaude. Mes pieds ont commencé à picoter en revenant à la vie. Je savais qu’être tout nu n’était pas convenable, mais les Hempstock semblaient indifférentes à ma nudité : Lettie était partie, mon pyjama et ma robe de chambre avec elle ; sa mère sortait des couteaux, des fourchettes, des cuillères, des pichets grands et petits, des couteaux à découper et des tranchoirs de bois, pour les disposer sur la table.
La vieille Mme Hempstock m’a passé un mug, rempli de la soupe du fait-tout noir sur la cuisinière. « Avale-moi ça. Ça va te réchauffer par l’intérieur, pour commencer. »
La soupe était épaisse, et revigorante. Je n’avais encore jamais bu de soupe dans le bain. C’était une expérience parfaitement nouvelle. Quand j’ai eu terminé le mug, je le lui ai rendu et, en retour, elle m’a passé un gros morceau de savon blanc et un linge pour le visage, et m’a dit : « Et maintenant, vas-y, frotte. Frictionne-toi pour te ramener la vie et la chaleur dans les os. »
Elle s’est assise dans un fauteuil à bascule de l’autre côté du feu, et s’est balancée lentement, sans me regarder.
Je me sentais en sécurité. On aurait dit que l’essence de la grand-maternité s’était condensée en ce lieu unique, ce moment unique. Je n’avais pas du tout peur d’Ursula Monkton, quelle que soit sa nature, pas à ce moment-là. Pas là-bas.
La jeune Mme Hempstock a ouvert la porte d’un four, en a sorti une tarte, à la croûte lustrée, brune et luisante, et l’a déposée sur le rebord de la fenêtre pour la faire refroidir.
Je me suis séché avec une serviette qu’elles m’ont apportée, la chaleur du feu opérant autant que la serviette elle-même, puis Lettie Hempstock est revenue et m’a remis un objet blanc et volumineux, une sorte de chemise de nuit de fille, mais en coton blanc, aux manches longues et aux pans qui descendaient jusqu’au sol, et un bonnet blanc. J’ai hésité à l’enfiler, et puis j’ai compris de quoi il s’agissait : une chemise de nuit d’homme. J’en avais vu des images dans les livres. Le petit Willie Winkie galopait à travers la ville en en portant une, dans chaque recueil de comptines que j’avais jamais possédé.
Je l’ai enfilée. Le bonnet de nuit était trop grand pour moi, il me tombait sur la figure, et Lettie me l’a repris.
Le dîner a été merveilleux. Il y avait un rôti de bœuf, avec des pommes de terre sautées, croustillantes et dorées au-dehors, tendres et blanches au-dedans, des légumes au beurre que je n’ai pas reconnus, bien que je pense à présent qu’il pouvait s’agir d’orties, des carottes rôties toutes noircies et sucrées (je ne croyais pas aimer les carottes au four, aussi ai-je failli ne pas en manger, mais j’ai été brave, j’en ai essayé une, elle m’a plu, et les carottes bouillies ont été une déception pour moi durant tout le reste de mon enfance). Au dessert, il y avait la tarte, farcie de pommes, de raisins secs et de noix pilées, le tout couronné d’une épaisse crème anglaise jaune, plus onctueuse et plus épaisse que tout ce que j’avais jamais pu goûter à l’école ou chez moi.
La petite chatte a dormi sur un coussin près du feu jusqu’à la fin du repas, où elle a rejoint un chat de la maison, couleur brouillard, qui faisait quatre fois sa taille, pour un repas de restes de viande.
Pendant que nous mangions, rien n’a été dit sur ce qui m’était arrivé, ni sur le motif de ma présence ici. Ces dames Hempstock ont parlé de la ferme – il y avait la porte de la laiterie qui avait besoin d’une nouvelle couche de peinture, une vache nommée Rhiannon qui donnait l’impression de boiter de la patte arrière gauche, le sentier à débroussailler sur le trajet qui conduisait au réservoir.
« Vous êtes que toutes les trois ? ai-je demandé. Il y a pas d’hommes ?
— Des hommes ! s’est esclaffée la vieille Mme Hempstock. Je vois pas quel bougre d’utilité un homme pourrait avoir ! Y a rien qu’un homme pourrait faire dans cette ferme, et que je pourrais pas faire deux fois plus vite et cinq fois mieux.
— On a eu des hommes ici, parfois, a ajouté Lettie. Ils vont, ils viennent. Pour le moment, il y a que nous. »
Sa mère a opiné. « Pour la plupart, ils s’en sont allés à la recherche de leur destin et de la fortune, les Hempstock mâles. On peut jamais les retenir quand vient l’appel. Ils ont dans les yeux une expression lointaine, et là, on les a perdus, et pour de bon. À la première occasion qui se présente, ils partent à la ville, et même dans des grands centres, et plus rien, à part une carte postale de temps en temps, pour prouver qu’ils ont pu être ici un jour.
— Ses parents sont en route ! a coupé la vieille Mme Hempstock. Ils arrivent ici en voiture. Ils viennent tout juste de croiser l’orme de Parson. Les blaireaux les ont vus passer.
— Est-ce qu’elle est avec eux ? ai-je demandé. Ursula Monkton ?
— Oh, elle ? a demandé la vieille Mme Hempstock, amusée. C’te créature ? Pas elle, non. »
J’ai réfléchi un instant. « Ils vont m’obliger à rentrer avec eux, et ensuite elle va m’enfermer à clé dans le grenier et elle laissera mon papa me tuer, quand elle en aura assez. C’est elle qui l’a dit.
— Elle a bien pu te le dire, mon chou, a dit la mère de Lettie, mais elle va rien faire de tout ça, ni quoi que ce soit de ce genre, ou je m’appelle pas Ginnie Hempstock. »
Le nom de Ginnie me plaisait, mais je ne l’ai pas crue et je n’étais pas rassuré. La porte de la cuisine n’allait pas tarder à s’ouvrir et mon père crierait après moi, ou il attendrait que nous soyons en voiture, et là, il crierait, et ils me ramèneraient par le chemin jusqu’à chez moi, et je serais perdu.
« Voyons voir, a dit Ginnie Hempstock. On pourrait être absentes quand ils arriveront ici. Ils pourraient arriver mardi dernier, quand il y avait personne à la maison.
— Hors de question, a répondu la vieille femme. Jouer avec le temps sert qu’à compliquer les choses… On pourrait changer le petit en autre chose, comme ça ils le trouveraient jamais, même en cherchant partout. »
J’ai cligné des yeux. Était-ce seulement possible ? J’aurais voulu être changé en quelque chose. La petite chatte avait fini sa portion de restes (en fait, elle semblait avoir mangé davantage que le chat de la maison), et elle est venue me sauter sur les genoux pour commencer sa toilette.
Ginnie Hempstock s’est levée et elle est sortie de la pièce. Je me suis demandé où elle allait.
« On peut pas le changer en quoi que ce soit, a déclaré Lettie en finissant de débarrasser la table de la vaisselle et des couverts. Ses parents vont s’affoler. Et si la puce les contrôle, il lui suffira d’alimenter la panique. Et après, on aura la police qui viendra sonder le lac de retenue pour le retrouver. Ou pire. L’océan. »
La petite chatte s’est couchée sur mes genoux et roulée en boule, se refermant sur elle-même jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une couronne aplatie de fourrure noire duveteuse. Elle a clos ses yeux bleu vif, couleur océan, s’est endormie et a ronronné.
« Hé bien ? a riposté la vieille Mme Hempstock. Qu’est-ce que tu suggères, alors ? »
Lettie a réfléchi, avançant les lèvres, les tordant sur un côté. Sa tête s’est inclinée et j’ai eu l’impression qu’elle passait les possibilités en revue. Puis son visage s’est illuminé. « Taille et coupe ? » a-t-elle demandé.
La vieille Mme Hempstock a eu un reniflement dédaigneux. « T’es une bonne petite. Je dis pas le contraire. Mais tailler… Bon, toi, t’en serais pas capable. Pas encore. Faudrait tailler exactement les bords, et les recoudre sans que le raccord paraisse. Et qu’est-ce que tu vas enlever ? La puce va pas te laisser la découper, elle. Elle se trouve pas dans la trame, elle. Elle est en dehors. »
Ginnie Hempstock est revenue. Elle tenait ma vieille robe de chambre. « Je l’ai passée à l’essoreuse, a-t-elle annoncé. Mais elle est encore humide. Ça va compliquer la tâche, pour aligner les bords. C’est pas bon de faire de la couture, quand c’est encore mouillé. »
Elle a posé la robe de chambre sur la table, devant la vieille Mme Hempstock. Ensuite, elle a tiré de la poche avant de son tablier une paire de ciseaux, vieux et noirs, une longue aiguille et une bobine de fil rouge.
Avelinier et fil rouge, arrêtez une sorcière dans sa course, ai-je récité. C’était quelque chose que j’avais lu dans un livre.
« Ça fonctionnerait, et ça fonctionnerait bien, a reconnu Lettie, s’il y avait des sorcières mêlées à tout ça. Mais y en a pas. »
La vieille Mme Hempstock examinait ma robe de chambre. Celle-ci était d’un marron fané, imprimé d’une sorte de motif écossais sépia. Ça avait été un cadeau des parents de mon père, mes grands-parents, plusieurs anniversaires plus tôt, en un temps où elle prenait sur moi une ampleur comique. « Probablement… a-t-elle dit comme si elle parlait toute seule, vaudrait-il mieux que ton père soit content que tu passes la nuit ici. Mais pour que ça arrive, ils doivent pas être en colère contre toi, ni même inquiets… »
Elle avait les ciseaux noirs en main et ils taillaient déjà, coupe coupe coupe, quand j’ai entendu qu’on frappait à la porte d’entrée, et Ginnie Hempstock s’est levée pour aller répondre. Elle est sortie dans le couloir et a refermé la porte derrière elle.
« Les laisse pas m’emmener, ai-je imploré Lettie.
— Chut, a-t-elle dit. Je travaille, là, pendant que grand-mère retaille. Endors-toi un peu, sois en paix. Heureux. »
J’étais loin d’être heureux, et pas le moins du monde somnolent. Lettie s’est penchée sur la table et m’a pris la main. « T’inquiète pas. »
Et sur ces mots, la porte s’est ouverte et mon père et ma mère étaient dans la cuisine. J’aurais voulu me cacher, mais la petite chatte s’est réarrangée sur mes genoux de façon réconfortante et Lettie m’a souri, un sourire rassurant.
« Nous sommes à la recherche de notre fils, expliquait mon père à Mme Hempstock, et nous avons des raisons de croire… » Et alors même qu’il prononçait ces mots, ma mère est venue à grands pas vers moi. « Le voilà ! Chéri, nous étions fous d’inquiétude !
— Toi, tu vas avoir des problèmes, mon garçon », a déclaré mon père.
Coupe ! Coupe ! Coupe ! ont fait les ciseaux noirs, et la pièce irrégulière de tissu que découpait la vieille Mme Hempstock est tombée sur la table.
Mes parents se sont figés. Ils ont cessé de parler, cessé de bouger. Mon père avait encore la bouche ouverte, ma mère se tenait sur une jambe, aussi immobile qu’un mannequin dans la vitrine d’un magasin.
« Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous leur avez fait ? » Je ne savais pas bien si je devais m’inquiéter ou pas.
« Ils vont bien, a expliqué Ginnie Hempstock. Un petit peu de découpage, et ensuite un point de reprise, et tout sera comme neuf. » Elle a tendu la main vers la table, en indiquant le coupon de tissu écossais fané de la robe de chambre qui y reposait. « Ça, c’est ton papa et toi dans le couloir, et ça, la baignoire. Elle l’a découpé. Et donc, sans rien de tout ça, il y a aucune raison pour que ton papa soit en colère contre toi. »
Je ne leur avais pas parlé de la baignoire. Je ne me suis pas demandé comment elle savait.
À présent, la vieille femme enfilait une aiguillée de fil rouge. Elle a poussé un soupir théâtral. « J’ai des yeux de vieille, a-t-elle dit. Des yeux de vieille. » Mais elle a léché l’extrémité du fil et l’a fait passer par le chas de l’aiguille sans difficulté apparente.
« Lettie. Va falloir que tu saches à quoi ressemble sa brosse à dents », a ajouté la vieille femme. Elle a commencé à recoudre ensemble les bords de la robe de chambre, à tout petits points soigneux.
« À quoi ressemble ta brosse à dents ? m’a demandé Lettie. Vite.
— Elle est verte, ai-je répondu. Vert vif. Un genre de vert pomme. Pas très grande. C’est juste une brosse à dents verte, à ma taille. » Je ne la décrivais pas très bien, j’en avais conscience. Je me la suis représentée dans ma tête, essayant de trouver autre chose à ajouter à la description, pour la distinguer de toutes les autres brosses à dents. Rien à faire. Je l’ai imaginée, je l’ai vue dans ma tête, avec les autres brosses à dents dans son godet rouge à pois blancs au-dessus du lavabo de la salle de bains.
« J’ai vu ! a dit Lettie. Bien joué.
— Moi, j’ai pratiquement fini », a prévenu la vieille Mme Hempstock.
Ginnie a eu un sourire immense, et il a illuminé son visage rond et rouge. La vieille Mme Hempstock a repris les ciseaux, tranché une dernière fois, et un fragment de fil rouge est tombé sur le dessus de la table.
Le pied de ma mère s’est posé. Elle a fait encore un pas et puis s’est arrêtée.
« Hum… a dit mon père.
— …Et not’ Lettie était bien contente que vot’ petit garçon vienne ici passer la nuit, a dit Ginnie. On vit un peu à l’ancienne, ici, je le crains. »
La vieille femme a ajouté : « On a des cabinets au-d’dans, maint’nant. Je vois pas comment on pourrait être plus moderne. Les cabinets dehors et les pots de chambre, ça suffisait bien, de mon temps.
— Il a mangé un bon repas, m’a dit Ginnie. N’est-ce pas ?
— Il y avait de la tarte, ai-je annoncé à mes parents. En dessert. »
Mon père avait le front plissé. Il paraissait troublé. Puis il a plongé la main dans la poche de son manteau et en a tiré un objet long et vert, enveloppé dans du papier toilette au sommet. « Tu as oublié ta brosse à dents, a-t-il dit. Je me suis dit que tu en aurais besoin.
— Remarquez, s’il veut rentrer à la maison, il peut, disait ma mère à Ginnie Hempstock. Il est allé passer la nuit chez les Kovaks, il y a quelques mois et, à neuf heures, il nous a appelés pour qu’on vienne le chercher. »
Christopher Kovaks avait deux ans et une tête de plus que moi, et il vivait avec sa mère dans un grand cottage face à l’entrée de notre allée, près du vieux château d’eau vert. Sa mère était divorcée. Je l’aimais bien. Elle était drôle, et elle conduisait une Coccinelle Volkswagen, la toute première que j’aie vue. Christopher possédait beaucoup de livres que je n’avais pas lus, et était membre du club Puffin(3). J’avais le droit de lire ses Puffins, mais seulement si j’allais chez lui. Il refusait toujours que je les emprunte.
Il y avait un lit superposé dans la chambre de Christopher, bien qu’il soit fils unique. On m’a attribué la couchette du dessous, la nuit que j’ai passée là-bas. Une fois que j’ai été au lit, que la mère de Christopher Kovaks nous a souhaité bonne nuit et qu’elle a éteint la lumière de la chambre et refermé la porte, il s’est penché de son lit et a commencé à m’arroser avec un pistolet à eau qu’il avait caché sous son oreiller. Je n’avais pas su comment réagir.
« C’est pas comme la fois où je suis allé chez Christopher Kovaks », ai-je assuré à ma mère, embarrassé. « Je me plais bien ici.
— Mais qu’est-ce que tu portes ? » Elle a considéré d’un œil perplexe ma chemise de nuit à la Willie Winkie.
« Il a eu un petit accident, a expliqué Ginnie. Il porte ça, le temps que son pyjama soit sec.
— Oh. Je vois, a dit ma mère. Hé bien, bonne nuit, mon chéri. Amuse-toi bien avec ta nouvelle amie. » Elle a inspecté Lettie. « Tu t’appelles comment déjà, ma petite ?
— Lettie.
— C’est le diminutif de Laetitia ? a demandé ma mère. J’ai connu une Laetitia, quand j’étais en faculté. Bien entendu, tout le monde l’appelait Laitue. »
Lettie s’est contentée de sourire, sans rien dire du tout.
Mon père a déposé la brosse à dents sur la table devant moi. J’ai défait le papier toilette qui entourait la tête. C’était, sans erreur possible, ma brosse à dents verte. Sous son manteau, mon père portait une chemise blanche propre, et pas de cravate.
« Merci, ai-je dit.
— Bon, a dit ma mère. À quelle heure devons-nous passer le prendre demain matin ? »
Le sourire de Ginnie s’est encore élargi. « Oh, Lettie vous le ramènera. On devrait leur laisser le temps de jouer, demain matin. Mais, avant que vous partiez, j’ai préparé des scones, cet après-midi… »
Et elle a glissé quelques scones dans un sac en papier, que ma mère a pris poliment, et Ginnie les a reconduits à la porte, mon père et elle. J’ai retenu ma respiration jusqu’à ce que j’entende le bruit de la Rover s’éloigner en suivant l’allée.
« Qu’est-ce que vous leur avez fait ? » ai-je demandé. Et puis : « C’est vraiment ma brosse à dents ?
— Et voilà », a déclaré la vieille Mme Hempstock avec de la satisfaction dans la voix, « un très respectable travail de découpe et de ravaudage, si vous voulez mon avis. » Elle a brandi ma robe de chambre : je n’ai pas repéré l’endroit d’où elle avait retiré une pièce, ni celui qu’elle avait recousu. Le travail était sans aucun point, la réparation invisible. Elle m’a tendu la chute de tissu sur la table, celle qu’elle avait retirée. « Voilà ta soirée, a-t-elle dit. Tu peux la garder, si tu veux. Mais moi, à ta place, je la brûlerais. »
La pluie tapotait contre les carreaux, et le vent secouait la fenêtre dans son encadrement.
J’ai ramassé le bout de tissu aux bords déchiquetés. Il était humide. Je me suis levé, réveillant la petite chatte, qui a bondi de mes genoux et disparu dans les ombres. Je suis allé jusqu’à l’âtre.
« Si je brûle ça, leur ai-je demandé, est-ce que ça se sera vraiment passé ? Est-ce que mon papa m’aura poussé dans la baignoire ? Est-ce que je vais oublier que c’est arrivé ? »
Ginnie Hempstock ne souriait plus. Elle avait l’air inquiète, à présent. « Qu’est-ce que tu préfères, toi ? a-t-elle voulu savoir.
— Je veux me souvenir, ai-je dit. Parce que ça m’est arrivé. Et que je suis toujours moi-même. » J’ai jeté le petit coupon de tissu au feu.
Il y a eu un crépitement et le tissu a fumé, puis s’est mis à flamber.
J’étais sous l’eau. Je me retenais à la cravate de mon père. J’ai cru qu’il allait me tuer…
J’ai hurlé.
J’étais couché sur le sol dallé de la cuisine des Hempstock et je me roulais par terre en hurlant. J’avais l’impression d’avoir posé mon pied nu sur un charbon ardent. La douleur était intense. Il y avait une autre douleur, aussi, dans les profondeurs de ma poitrine, plus lointaine, pas aussi vive : un inconfort, pas une brûlure.
Ginnie était auprès de moi. « Qu’est-ce qui va pas ?
— Mon pied. Il me brûle. Ça fait très mal. »
Elle l’a examiné, puis s’est léché le doigt, l’a posé contre le trou dans ma plante de pied, d’où j’avais extrait le ver, deux jours plus tôt. Il y a eu un chuintement, et la douleur à mon pied a commencé à s’alléger.
« J’en avais encore jamais vu un comme ça, a déclaré Ginnie Hempstock. Comment tu t’es fait ça ?
— J’avais un ver en moi, lui ai-je dit. C’est comme ça qu’elle est venue avec nous de l’endroit au ciel orange. Dans mon pied. » Et ensuite, j’ai regardé Lettie qui s’était accroupie à côté de moi et me tenait la main, à présent, et j’ai dit : « C’est moi qui l’ai ramenée. C’était ma faute. Pardon. »
La vieille Mme Hempstock a été la dernière à venir près de moi. Elle s’est penchée, a levé la plante de mon pied jusqu’à la lumière. « Saleté, a-t-elle dit. Et très astucieux. Elle a laissé le trou en toi pour pouvoir le réutiliser. Elle aurait pu se cacher en toi, au besoin, se servir de toi comme porte pour rentrer chez elle. Pas étonnant qu’elle ait voulu te garder au grenier. Bien. On va se battre tant qu’ le fer est chaud, comme disait le soldat en entrant chez la blanchisseuse. » Du doigt, elle a tâté le trou dans mon pied. Il faisait encore mal, mais la douleur s’était estompée, un petit peu. À présent, j’avais l’impression d’avoir une grosse migraine dans le pied.
Quelque chose a palpité dans ma poitrine, comme un minuscule papillon de nuit, et puis s’est immobilisé.
La vieille Mme Hempstock m’a dit : « Tu vas pouvoir être courageux ? »
Je n’en savais rien. Je pensais que non. Il me semblait que toutes mes actions jusqu’ici, cette nuit-là, s’étaient cantonnées à fuir les choses. La vieille femme tenait l’aiguille qu’elle avait utilisée pour recoudre ma robe de chambre, et elle l’a saisie à ce moment-là, pas comme si elle voulait repriser quoi que ce soit, mais comme si elle avait l’intention de me poignarder.
J’ai retiré mon pied. « Qu’est-ce que vous allez faire ? »
Lettie m’a pressé la main. « Elle va faire partir le trou, a-t-elle expliqué. Je vais te tenir la main. T’es pas obligé de regarder, si tu veux pas.
— Ça va faire mal.
— Balivernes », a dit la vieille femme. Elle a tiré mon pied vers elle, de façon à avoir la plante bien en face, et elle a plongé l’aiguille… pas dans mon pied, me suis-je aperçu, mais dans le trou lui-même.
Ça n’a pas fait mal.
Ensuite, elle a tourné l’aiguille et l’a ramenée vers elle. J’ai regardé, stupéfait, tandis que quelque chose de luisant – ça paraissait noir, tout d’abord, puis translucide, et enfin réfléchissant comme du mercure – était extrait de ma plante de pied, à la pointe de l’aiguille.
Je sentais la créature quitter ma jambe – cette impression a semblé circuler partout en moi, remontant ma jambe, passant par mon aine et mon ventre jusqu’à ma poitrine. Avec soulagement, je l’ai sentie me quitter : la perception d’une brûlure a diminué, de même que ma terreur.
Mon cœur battait étrangement.
J’ai observé la vieille Mme Hempstock haler la créature, et j’étais encore incapable, je ne sais pourquoi, d’appréhender ce que je voyais. C’était un trou, sans rien autour, long de plus de soixante centimètres, plus fin qu’un ver de terre, comme la mue abandonnée d’un serpent translucide.
Puis elle a arrêté de mouliner. « Il veut pas sortir. Il se cramponne. »
Il y avait du froid dans mon cœur, comme si un éclat de glace s’y était logé. La vieille femme a donné un coup de poignet expert, et voilà que la chose luisante pendait à son aiguille (je me suis surpris à ne plus penser à du mercure, mais à la traînée de bave argentée que les escargots laissent dans les jardins), et elle n’était plus logée dans ma plante de pied.
La vieille Mme Hempstock m’a lâché le pied et je l’ai ramené à moi. Le petit trou rond avait complètement disparu, comme s’il n’avait jamais été là.
La vieille Mme Hempstock a ricané gaiement. « Ah, elle se croit futée, en laissant son chemin de retour à l’intérieur du petit. Futé, ça ? Je trouve pas, moi. Je donnerais pas deux sous de toute cette racaille. »
Ginnie Hempstock a présenté un pot de confiture vide, et la vieille femme y a fait entrer l’extrémité inférieure pendante de la créature, puis elle a levé le pot pour la contenir. Pour finir, elle a fait glisser de l’aiguille la piste invisible et luisante, et elle a remis le couvercle sur le pot, avec un mouvement décidé de son poignet osseux.
« Ha ! » s’est-elle exclamée. Puis elle a répété : « Ha ! »
« Je peux la voir ? » a demandé Lettie. Elle a pris le pot de confiture, l’a porté à la lumière. À l’intérieur, la chose avait commencé à se dérouler paresseusement. Elle semblait flotter, comme si le pot était plein d’eau. Elle changeait de couleur en captant la lumière sous divers angles, tantôt noire, tantôt argentée.
Une expérience que j’avais trouvée dans un livre d’activités à la portée des petits garçons, et que j’avais, bien sûr, réalisée : si on prend un œuf, qu’on le noircisse complètement de suie à la flamme d’une bougie, et qu’on le place ensuite dans un récipient transparent rempli d’eau salée, il va rester suspendu à mi-hauteur dans l’eau et paraître argenté : un argent bien particulier, artificiel, dû à un simple jeu de lumière. J’ai repensé à cet œuf, à ce moment-là.
Lettie semblait fascinée. « Tu as raison. Elle a laissé en lui son passage de retour. Pas étonnant qu’elle veuille pas qu’il se sauve.
— Pardon de t’avoir lâché la main, Lettie, ai-je dit.
— Allons, tais-toi. Les excuses arrivent toujours trop tard, mais je te remercie de l’intention. Et la prochaine fois, tu me tiendras bien la main, quoi qu’elle puisse nous jeter dessus. »
J’ai hoché la tête. L’éclat de glace dans mon cœur a alors semblé se réchauffer et fondre, et j’ai commencé à me sentir de nouveau entier, en sécurité.
« Bien, a dit Ginnie. Nous avons son passage de retour. Et nous avons mis le petit en sécurité. Voilà une bonne nuit d’ouvrage, ou je m’y connais pas.
— Mais elle tient les parents du petit, a dit la vieille Mme Hempstock. Et sa sœur. Et on peut pas la laisser en liberté. Tu te souviens, ce qui s’est passé au temps de Cromwell ? Et avant ça ? Quand Rufus le Roux courait partout ? Les puces attirent les vermines. » Elle a énoncé cela comme si c’était une loi de la nature.
« Ça pourra attendre demain, a répondu Ginnie. À présent, Lettie, prends le petit et trouve-lui une chambre pour dormir. Il a eu une longue journée. »
Le chaton noir était blotti sur le fauteuil à bascule à côté de l’âtre. « Je peux prendre le petit chat avec moi ?
— Si tu le fais pas, a dit Lettie, c’est elle qui va venir te retrouver. »
Ginnie a sorti deux bougeoirs, du genre qui est muni de grosses poignées rondes, chacun avec une masse amorphe de cire blanche. Elle a allumé une baguette de bois au feu de la cuisine, puis a transféré la flamme de la baguette à la mèche d’une chandelle, puis à celle de l’autre. Elle m’a tendu un des bougeoirs, et le second à Lettie.
« Vous avez pas l’électricité ? » ai-je demandé. Il y avait un éclairage électrique dans la cuisine, de grosses ampoules à l’ancienne, pendues au plafond, avec leurs filaments incandescents.
« Pas dans cette partie-là de la maison, a expliqué Lettie. La cuisine est neuve. Plus ou moins. Mets ta main devant la chandelle en marchant, pour pas qu’elle s’éteigne. »
Elle a placé sa propre main en coupe autour de la flamme en disant cela ; je l’ai imitée, et j’ai marché derrière elle. Le petit chat noir nous a suivis hors de la cuisine, par une porte de bois peinte en blanc, pour descendre une marche et entrer dans le corps de la ferme.
Il faisait sombre, et nos bougies projetaient des ombres immenses, aussi m’a-t-il semblé, tandis que nous marchions, que tout se mouvait, poussé et déformé par les ombres, l’horloge, les animaux et oiseaux empaillés (étaient-ils empaillés, seulement ? Je me suis posé la question. Ce grand-duc a-t-il bougé, ou était-ce juste la flamme de la bougie en vacillant qui m’a fait croire qu’il avait tourné la tête à notre passage ?), la table de la salle, les chaises. Tout cela remuait à la lueur des bougies, et tout cela demeurait parfaitement immobile. Nous avons grimpé un escalier, puis quelques marches, et nous sommes passés devant une croisée ouverte.
Le clair de lune se déversait sur les marches, plus lumineux que la flamme de nos chandelles. J’ai levé les yeux pour regarder par la fenêtre et j’ai vu la pleine lune. Le ciel sans nuages était éclaboussé d’étoiles au-delà de tout décompte.
« C’est la lune, ai-je commenté.
— Mémé l’aime bien comme ça, a répondu Lettie Hempstock.
— Mais elle était en croissant, hier. Et à présent, elle est pleine. Et puis il pleuvait. Il pleut encore. Mais là, il pleut plus.
— Mémé aime toujours que la pleine lune brille sur ce côté de la maison. Elle dit que ça la repose, et que ça lui rappelle le temps où elle était jeune fille. Et puis, comme ça, on trébuche pas sur les marches. »
La petite chatte nous suivait en gravissant l’escalier par une série de bonds. Ça m’a fait sourire.
Au sommet de la maison se trouvaient la chambre de Lettie et une autre à côté, et c’est dans cette pièce-ci que nous sommes entrés. Un feu flambait dans la cheminée, illuminant la pièce d’orange et de jaune. La pièce était chaude et accueillante. Le lit possédait une colonne à chaque coin, et ses propres rideaux. J’avais vu ce genre de meuble dans les dessins animés, mais jamais dans la vie réelle.
« Des affaires sont déjà préparées pour t’habiller demain matin, m’a dit Lettie. Je dors dans la chambre voisine si tu as besoin de moi – appelle ou frappe s’il te manque quoi que ce soit, et je viendrai. Mémé te fait dire d’utiliser les cabinets à l’intérieur, mais, à travers la maison, c’est loin, et tu pourrais te perdre ; alors, si tu as besoin, il y a un pot de chambre sous le lit, comme il y en a toujours eu. »
J’ai soufflé ma chandelle, ce qui a laissé la pièce éclairée par le feu dans l’âtre, j’ai écarté les rideaux et je suis monté dans le lit.
La chambre était chaude, mais les draps froids, lorsque je me suis glissé entre eux. Le lit a frémi quand quelque chose a atterri sur lui, et puis de petites pattes se sont approchées sur les couvertures, et une présence chaude et poilue s’est frottée contre mon visage et la petite chatte s’est mise, doucement, à ronronner.
Il y avait toujours un monstre chez moi et, dans un fragment de temps qui avait, peut-être, été découpé de la réalité, mon père m’avait poussé dans l’eau de la baignoire et avait, peut-être, essayé de me noyer. J’avais couru des kilomètres dans le noir. J’avais vu mon père embrasser et toucher la créature qui se faisait appeler Ursula Monkton. La crainte n’avait pas quitté mon âme.
Mais il y avait un chaton sur mon oreiller, il ronronnait contre mon visage et vibrait doucement à chaque ronron et, très vite, j’ai dormi.