EPILOGUE - L’Océan au bout du chemin - nosoratan'i Neil Gaiman - MAMAKY BOKY

J’étais assis sur le banc vert défraîchi à côté de la mare aux canards, à l’arrière de la ferme en briques rouges, et je pensais à mon chaton.
Je me souvenais seulement qu’Océan avait grandi pour devenir une chatte, et que je l’avais adorée pendant des années. Je me suis demandé ce qu’il lui était arrivé, et puis j’ai pensé : Ça n’a aucune importance, que je ne me souvienne plus des détails : la mort lui est arrivée. La mort nous arrive à tous.
Une porte s’est ouverte dans la ferme, et j’ai entendu des pas sur le sentier. La vieille femme s’est bientôt assise à côté de moi. « J’ t’ai apporté une tasse de thé, a-t-elle dit. Et un sandwich fromage et tomate. Ça fait un bon moment que t’es là dehors. J’ai pensé que t’étais tombé dedans.
— En quelque sorte, oui », ai-je dit. Et puis : « Merci. » Le crépuscule était arrivé, sans que je m’en aperçoive, pendant que j’étais assis ici.
J’ai pris le thé et j’en ai bu, et j’ai regardé la femme, plus attentivement cette fois-ci. Je l’ai comparée à mes souvenirs d’il y avait quarante ans. J’ai dit : « Vous n’êtes pas la mère de Lettie. Vous êtes sa grand-mère, non ? Vous êtes la vieille Mme Hempstock.
— C’est ça, a-t-elle confirmé, impavide. Mange ton sandwich. »
J’ai mordu dedans. Il était bon, vraiment bon. Du pain cuit tout frais, du fromage fort, salé, le genre de tomates qui ont vraiment le goût de quelque chose.
J’étais submergé par les souvenirs, et je voulais savoir ce que cela voulait dire, ce que tout cela signifiait. « C’est vrai ? » ai-je demandé, et je me suis senti ridicule. De toutes les questions que j’aurais pu poser, voilà celle que j’avais choisie.
La vieille Mme Hempstock a haussé les épaules. « Ce dont tu t’es rappelé ? Plus ou moins. Des gens différents ont des souvenirs différents, et tu trouveras jamais deux personnes qui se souviennent exactement pareil de quoi que ce soit, qu’ils aient été sur les lieux ou pas. Pose deux d’entre vous côte à côte, et vous pourriez être sur des continents différents, pour tout le sens que ça peut avoir. »
Il y avait une autre question dont j’avais besoin de connaître la réponse. J’ai demandé : « Pourquoi est-ce que je suis venu ici ? »
Elle m’a regardé comme si c’était une question piège. « L’enterrement, m’a-t-elle dit. Tu voulais prendre tes distances avec tout le monde et te retrouver seul. Alors, t’as pris la voiture pour aller où t’avais vécu enfant, et quand ça t’a pas apporté ce qui te manquait, t’as roulé jusqu’au bout du chemin et t’es venu ici, comme tu le fais toujours.
— Comme je le fais toujours ? » J’ai de nouveau bu du thé. Il était encore chaud, et assez corsé : une tasse parfaite d’un thé de maçon. On pourrait y planter une petite cuillère, comme disait toujours mon père d’une tasse de thé qui avait son approbation.
« Comme tu le fais toujours, a-t-elle répété.
— Non. Vous vous trompez. Je veux dire, je ne suis plus revenu ici depuis, oh, depuis que Lettie est partie en Australie. Sa fête de départ. » Et puis, j’ai ajouté : « Qui n’a jamais eu lieu. Vous savez ce que je veux dire.
— Tu reviens, parfois. T’es venu ici une fois, quand t’avais vingt-quatre ans, je me souviens. T’avais deux jeunes enfants, et qu’est-ce que t’avais peur ! T’es venu ici avant de quitter cette partie du monde : t’avais quoi ? trente ans, cette fois-là ? Je t’ai servi un bon repas à la cuisine, et tu m’as parlé de tes rêves et de l’art que tu créais.
— Je ne me souviens pas. »
Elle a écarté ses cheveux de ses yeux. « C’est plus facile comme ça. »
J’ai bu mon thé et fini le sandwich. La tasse était blanche, et l’assiette aussi. L’interminable soirée d’été touchait à sa fin.
Je lui ai redemandé : « Pourquoi suis-je venu ici ?
— Lettie le voulait », a dit quelqu’un.
La personne qui avait parlé était en train de contourner la mare : une femme en manteau marron, chaussée de bottes en caoutchouc. Elle paraissait plus jeune que je ne l’étais désormais. Je me souvenais d’elle comme d’une adulte, mais je voyais à présent qu’elle approchait seulement de la quarantaine. Dans mon souvenir, elle était trapue ; en fait, elle était plantureuse, et séduisante dans son genre, avec ses pommettes rouges. C’était toujours Ginnie Hempstock, la mère de Lettie, et elle avait, j’en étais certain, l’apparence qu’elle devait avoir quelque quarante ans plus tôt.
Elle s’est assise sur le banc de l’autre côté de moi, si bien que j’étais encadré de dames Hempstock. Elle a dit : « Je crois que Lettie veut simplement savoir si ça en valait la peine.
— Si quoi en valait la peine ?
— Toi, a répliqué la vieille femme, sèchement.
— Lettie a fait quelque chose de très important, pour toi, a dit Ginnie. Je crois qu’elle veut surtout savoir ce qui s’est passé ensuite, et si ça valait tout ce qu’elle a fait.
— Elle… s’est sacrifiée pour moi.
— En quelque sorte, mon chou, a dit Ginnie. Les oiseaux voraces t’ont arraché le cœur. Tu as hurlé de si pitoyable façon, en mourant. Elle a pas pu le supporter. Elle se devait de faire quelque chose. »
J’ai essayé de me rappeler cela. J’ai dit : « Ce n’est pas comme ça que je me rappelle les choses. » J’ai alors pensé à mon cœur ; je me suis demandé s’il y avait encore la glace d’un morceau de porte à l’intérieur, et, en ce cas, si c’était un don ou une malédiction.
La vieille dame a reniflé. « Est-ce que je viens pas de dire qu’on trouvera jamais deux personnes qui se souviennent pareil de quoi que ce soit ? a-t-elle demandé.
— Est-ce que je peux lui parler ? À Lettie ?
— Elle dort, a dit la mère de Lettie. Elle récupère. Elle parle pas encore.
— Pas tant qu’elle en aura pas fini avec l’endroit où elle est », a ajouté la grand-mère de Lettie avec un geste, mais je ne savais pas si elle indiquait la mare aux canards ou le ciel.
« Quand est-ce que ce sera ?
— Quand elle aura décidé qu’elle est prête », a répondu la vieille femme, tandis que sa fille répondait : « Bientôt.
— Bien, ai-je dit. Si elle m’a ramené ici pour me regarder, qu’elle me regarde », et au moment où je le disais, j’ai su que c’était déjà fait. Combien de temps étais-je resté assis sur ce banc, à fixer la mare ? Pendant que je me souvenais d’elle, elle m’avait examiné. « Oh. Elle l’a déjà fait, non ?
— Oui, mon petit.
— Et j’ai réussi l’épreuve ? »
Dans le crépuscule qui montait, le visage de la vieille femme à ma droite était indéchiffrable. À ma gauche, la plus jeune a dit : « Être quelqu’un se résume pas à une réussite ou à un échec, mon chou. »
J’ai posé par terre la tasse vide et l’assiette.
Ginnie Hempstock a dit : « Je crois que tu te débrouilles mieux que la dernière fois qu’on t’a vu. T’as un nouveau cœur qui pousse, pour commencer. »
Dans mes souvenirs, c’était une montagne, cette femme, et j’avais sangloté et frissonné contre sa poitrine. À présent, elle était plus petite que moi et j’étais incapable de l’imaginer en train de me réconforter, pas de cette façon-là.
La lune était pleine, dans le ciel au-dessus de la mare. Ma vie eût-elle été en jeu, que je n’aurais pas pu me souvenir dans quelle phase elle se trouvait, la dernière fois que je l’avais remarquée. Je n’avais même pas en mémoire la dernière fois où je lui avais accordé autre chose qu’un coup d’œil distrait.
« Et maintenant, que va-t-il se passer ?
— La même chose que toutes les autres fois où t’es venu ici, a dit la vieille femme. Tu rentres chez toi.
— Je ne sais plus où c’est, leur ai-je avoué.
— C’est ce que tu dis toujours », a répondu Ginnie.
Dans ma tête, Lettie Hempstock mesurait toujours une bonne tête de plus que moi. Elle avait onze ans, après tout. Je me suis demandé ce que je verrais – qui je verrais – si elle se tenait devant moi en cet instant.
La lune dans la mare aux canards était pleine, également, et je me suis surpris, sans raison, à songer aux fous sacrés dans la vieille histoire, ceux qui étaient partis pêcher la lune sur un lac, avec des filets, persuadés que le reflet sur l’eau était plus proche et plus facile à attraper que le globe suspendu dans le ciel.
Et, bien sûr, c’est toujours le cas.
Je me suis levé et j’ai fait quelques pas jusqu’au bord de la mare. « Lettie », ai-je lancé à voix haute, en m’efforçant d’ignorer les deux femmes derrière moi. « Merci de m’avoir sauvé la vie.
— Jamais elle aurait dû t’emmener, déjà, quand elle est partie pour trouver l’origine de tout ça, a dit la vieille Mme Hempstock dans un reniflement. Rien l’empêchait de régler ça toute seule. Elle avait pas besoin de te prendre pour lui tenir compagnie, cette petite idiote. Enfin, ça lui apprendra, la prochaine fois. »
Je me suis tourné et j’ai regardé la vieille Mme Hempstock. « Vous vous souvenez vraiment du temps où la lune a été créée ? ai-je demandé.
— Je me souviens de plein de choses.
— Est-ce que je reviendrai ici ? ai-je voulu savoir.
— Ça te regarde pas, a dit la vieille femme.
— Allons, va-t’en, a dit Ginnie, gentiment. Y a des gens qui se demandent où t’as pu passer. »
Et lorsqu’elle en a parlé, j’ai pris conscience, avec une horreur gênée, que ma sœur, son mari, ses enfants, tous ceux venus soutenir, porter le deuil et rendre visite, devaient se demander ce que j’étais devenu. Néanmoins, s’il était bien un jour où ils trouveraient mes absences faciles à pardonner, c’était aujourd’hui.
La journée avait été longue, et rude. J’étais content qu’elle soit finie.
« J’espère que je ne vous ai pas dérangées, ai-je dit.
— Non, mon chou, a dit la vieille femme. Pas du tout. »
J’ai entendu miauler un chat. Un instant plus tard, il a bondi hors des ombres, dans une flaque de clair de lune. Il s’est approché de moi avec assurance, et a poussé de la tête contre ma chaussure.
Je me suis accroupi à côté de lui et je lui ai gratté le front, caressé l’échine. C’était un chat superbe, noir, du moins je l’imaginais, la lune ayant avalé la couleur des choses. Il portait une tache blanche sur une oreille.
« J’ai eu une chatte comme celui-ci, ai-je dit. Je l’ai appelée Océan. Elle était très belle. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’elle est devenue.
— Tu nous l’as rapportée », a dit Ginnie Hempstock. Elle a touché mon épaule de la main, l’a pressée le temps d’un battement de cœur ; elle a caressé ma joue du bout de ses doigts, comme si j’étais un petit enfant, ou un amant, et puis elle s’est éloignée, retournant dans la nuit.
J’ai ramassé mon assiette et ma tasse, et je les ai portées en suivant le sentier tandis que nous regagnions la maison, la vieille femme et moi.
« La lune est vraiment claire comme le jour, ai-je dit. Comme dans la chanson.
— C’est bien, d’avoir une pleine lune, a-t-elle acquiescé.
— C’est drôle, ai-je dit. L’espace d’un moment, j’ai cru que vous étiez deux. C’est curieux, non ?
— Y a que moi, a dit la vieille femme. Y a jamais que moi.
— Je sais. Bien sûr, oui. »
J’allais porter l’assiette et la tasse dans la cuisine et les placer dans l’évier, mais elle m’a arrêté sur le seuil de la ferme. « Vous devriez retourner auprès de votre famille, à présent, a-t-elle conseillé. Ils vont lancer des recherches.
— Ils m’excuseront », ai-je assuré. Je l’espérais bien. Ma sœur allait s’inquiéter, et des gens que je connaissais à peine seraient déçus de ne pas m’avoir présenté leurs condoléances sincères, vraiment sincères. « Vous avez été si gentille. De me laisser m’asseoir pour réfléchir, ici. Au bord de la mare. Je suis très reconnaissant.
— Balivernes. Ça a rien de gentil.
— La prochaine fois que Lettie écrira d’Australie, surtout transmettez-lui mon bonjour, s’il vous plaît.
— Je le ferai. Elle sera contente que vous pensiez à elle. »
Je suis monté dans la voiture et j’ai mis le moteur en route. La vieille femme se tenait sur le pas de la porte, me suivant des yeux, poliment, jusqu’à ce que j’aie fait demi-tour avec la voiture et que je sois de retour sur le chemin.
J’ai regardé derrière moi la ferme dans le rétroviseur, et un jeu de lumière a donné l’impression qu’il y avait deux lunes suspendues dans le ciel au-dessus d’elle, comme une paire d’yeux qui m’observaient d’en haut : l’une, parfaitement pleine et ronde, et l’autre, sa jumelle de l’autre côté du ciel, une demi-lune.
Par curiosité, je me suis retourné sur mon siège et j’ai regardé en arrière : une seule demi-lune surplombait la ferme, paisible, pâle et parfaite.
Je me suis demandé d’où était venue l’illusion de la deuxième lune, mais je ne me suis posé la question qu’un instant, et puis je l’ai chassée de mes pensées. Peut-être une image rémanente, ai-je décidé, ou un fantôme : quelque chose qui s’était manifesté dans mes pensées, l’espace d’un moment, avec tant de puissance que je l’avais cru réel, mais qui était à présent parti, disparu dans le passé comme un souvenir oublié, ou une ombre dans le crépuscule.