CHAPITRE 16 Dix petits nègres - Agatha Christie - MAMAKY BOKY

Des siècles passèrent… des mondes tourbillonnèrent, virevoltèrent… Le temps était immobile, suspendu… il traversait les âges…

Non, une minute à peine venait de s’écouler…

Deux personnes, debout, contemplaient le cadavre d’un homme…

Lentement, très lentement, Vera Claythorne et Philip Lombard relevèrent la tête et se regardèrent dans les yeux…

 

*

 

Lombard éclata de rire :

— Nous y voilà, n’est-ce pas, Vera ?

— Il n’y a plus personne sur l’île…, dit-elle d’une voix qui n’était guère qu’un murmure. Absolument plus personne… à part nous deux…

— Tout juste, dit Lombard. Nous savons donc à quoi nous en tenir, n’est-ce pas ?

— Comment est-ce que ça a bien pu être combiné… le coup de l’ours en marbre, je veux dire ?

Il haussa les épaules :

— Un tour de passe-passe, ma toute belle. Rudement bien exécuté…

De nouveau, leurs regards se croisèrent.

« Comment se fait-il que je n’aie jamais convenablement regardé son visage ? se dit Vera. Un loup… un faciès de loup, voilà ce que c’est… Ces dents horribles… »

D’une voix semblable à un grondement, une voix menaçante, hargneuse, Lombard décréta :

— C’est la fin, vous comprenez. Nous connaissons maintenant la vérité. Et c’est la fin…

— Je m’en rends bien compte…, répondit Vera avec calme.

Elle avait les yeux fixés sur la mer. Le général Macarthur aussi avait les yeux fixés sur la mer quand… – mais quand était-ce, au fait ? – … hier seulement ? Ou bien était-ce avant-hier ? Et lui aussi, il avait dit : « C’est la fin… »

Il avait dit ça avec résignation… presque avec soulagement.

Mais chez Vera, ces mots – cette idée – ne suscitaient que révolte. Non, ça ne serait pas la fin.

Elle regarda le mort.

— Pauvre Dr Armstrong…, murmura-t-elle.

Lombard ricana :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous nous faites le coup de la compassion ?

— Pourquoi pas ? Vous n’en éprouvez pas, vous ?

— Je n’en éprouve aucune pour vous, répondit-il. Ne comptez pas sur moi pour ça !

Vera posa de nouveau les yeux sur le cadavre :

— Il faut le sortir de là. Le transporter dans la maison.

— Pour qu’il rejoigne les autres victimes, j’imagine ? Pour que tout soit net et sans bavures ? En ce qui me concerne, il peut rester là où il est.

— Mettons-le au moins au sec, dit Vera.

— Si vous y tenez ! ricana Lombard.

Il s’arc-bouta et tira sur le corps. Vera s’appuya contre lui pour l’aider. Elle tira, hala de toutes ses forces.

— Pas si facile, dites donc ! haleta Lombard.

Ils parvinrent néanmoins à traîner le corps à l’écart, hors d’atteinte de la marée.

— Satisfaite ? demanda Lombard en se redressant.

— Tout à fait, répondit-elle.

Quelque chose dans le ton de sa voix alerta Lombard. Il se retourna d’un bloc. Mais il n’avait pas encore tâté la poche de sa veste qu’il savait déjà qu’elle était vide.

Vera avait reculé de quelques pas et lui faisait face, revolver au poing.

— Voilà pourquoi vous étiez si pleine de féminine sollicitude ! grinça Lombard. Vous vouliez me faire les poches, oui !

Elle hocha la tête.

Elle tenait l’arme bien en main, sans trembler.

Pour Philip Lombard, la mort était proche. Jamais elle n’avait été si proche.

Mais il ne s’avouait pas encore vaincu.

— Donnez-moi ce revolver ! dit-il d’un ton impérieux.

Vera se borna à rire.

— Allons, donnez-le-moi ! répéta Lombard.

Il réfléchissait à toute allure. Comment faire ? Quelle méthode employer ? Palabrer ? Endormir sa méfiance ? Bondir sur elle… ?

Toute sa vie, il avait choisi la voie du risque. Cette fois encore, il n’y manqua pas.

Lentement, comme s’il voulait argumenter, il commença :

— Et maintenant, mon petit chou, écoutez-moi…

Sur quoi il bondit. Vif comme une panthère – ou comme tout autre félin…

D’un geste instinctif, Vera pressa sur la détente…

Fauché en plein élan, Lombard demeura un instant immobile, le corps en extension, avant de s’effondrer lourdement sur le sol.

Vera s’avança avec prudence, prête à tirer une seconde fois.

Mais elle n’avait plus besoin d’être prudente.

Philip Lombard était mort, touché en plein cœur…

 

*

 

Le soulagement submergea Vera – un soulagement immense, exquis.

C’en était enfin terminé.

C’en était fini d’avoir peur. Fini de vivre sur les nerfs…

Elle était seule sur l’île…

Seule avec neuf cadavres…

Mais quelle importance ? Elle, elle était vivante…

Elle s’assit, délicieusement heureuse, délicieusement sereine…

Fini, la peur…

 

*

 

Le soleil se couchait lorsque Vera se décida enfin à bouger. Le contrecoup l’avait paralysée, rendue un moment incapable d’éprouver autre chose que cette formidable impression de sécurité.

Mais maintenant, elle avait faim et sommeil. Surtout sommeil. Elle avait envie de se jeter sur son lit et de dormir, dormir, dormir…

Demain, peut-être, on viendrait la secourir… mais, au fond, elle ne s’en souciait guère. Elle ne voyait plus d’inconvénient à rester ici. Plus maintenant qu’elle était seule…

Oh ! paix, paix bienheureuse…

Elle se mit sur ses pieds et leva les yeux vers la maison.

Plus rien à craindre, maintenant ! Plus rien de terrifiant ne l’y attendait ! Ce n’était à tout prendre qu’une maison moderne, ordinaire, bien conçue. Et dire que, quelques heures plus tôt, elle ne pouvait pas la regarder sans frissonner…

La peur… Quelle chose étrange que la peur !…

Eh bien, c’en était terminé, maintenant. Elle avait vaincu – triomphé d’un péril mortel. Grâce à sa présence d’esprit et à son habileté, elle avait retourné la situation et s’était débarrassée de celui qui voulait sa perte.

Elle se mit en marche vers la maison.

Le soleil se couchait. À l’ouest, le ciel était strié de longues traînées rouges et orangées. C’était beau, apaisant…

« C’est comme si tout ça n’avait été qu’un rêve », pensa Vera.

Ce qu’elle pouvait être fatiguée… exténuée ! Elle avait les membres ankylosés. Ses paupières se fermaient toutes seules. Plus besoin d’avoir peur… Dormir. Dormir… dormir… dormir…

Dormir en toute sécurité, puisqu’elle était seule sur l’île. « Un petit nègre se retrouva tout esseulé… »

Elle sourit.

Elle entra par la grand-porte. La maison, elle aussi, paraissait étrangement paisible.

« Normalement, se dit Vera, on ne devrait pas avoir envie de dormir dans une maison où il y a pratiquement un cadavre par chambre ! »

Si elle allait à la cuisine chercher quelque chose à manger ?

Après un instant d’hésitation, elle y renonça. Elle était vraiment trop fatiguée…

Elle s’arrêta devant la porte de la salle à manger. Il y avait encore trois petites figurines en porcelaine au milieu de la table.

— Vous avez du retard, dites-moi ! fit-elle en riant.

Elle en prit deux, qu’elle jeta par la fenêtre. Elle les entendit se briser sur la terrasse.

La troisième, elle la prit dans sa main.

— Toi, je t’emmène, dit-elle. Nous avons gagné, mon petit ! Nous avons gagné !

Le hall était sombre dans la lumière déclinante.

Le petit nègre bien serré dans sa main, Vera commença à monter l’escalier. Lentement, car elle avait soudain l’impression que ses jambes pesaient des tonnes.

« Un petit nègre se retrouva tout esseulé. » Ça se terminait comment, déjà ? Ah ! oui : « Fou d’amour, s’en fut se marier – n’en resta plus… du tout. »

Se marier… Curieux, d’avoir à nouveau cette impression soudaine que Hugo était dans la maison.

Une impression très forte. Oui, Hugo l’attendait en haut.

« Ne sois pas ridicule, se dit Vera. Tu es si fatiguée que tu imagines les trucs les plus invraisemblables… »

Lentement, marche après marche…

En haut de l’escalier, quelque chose lui échappa des mains et tomba sans bruit sur le tapis de haute laine. Elle ne s’aperçut pas qu’elle avait lâché le revolver. Elle avait seulement conscience de serrer entre ses doigts une petite figurine de porcelaine.

Comme elle était silencieuse, cette maison ! Et pourtant… on n’aurait pas dit une maison vide…

Hugo, en haut, l’attendait…

« Un petit nègre se retrouva tout esseulé. » C’était quoi, le dernier vers, déjà ? Une histoire de mariage, non ?… Ou bien s’agissait-il d’autre chose ?

Elle était arrivée devant la porte de sa chambre. Hugo l’attendait à l’intérieur… elle en était sûre et certaine.

Elle ouvrit la porte…

Elle réprima un cri…

Qu’est-ce que c’était qui pendait là, au crochet du plafond ? Une corde avec un nœud coulant tout prêt ? Et une chaise pour grimper dessus… une chaise qu’il suffirait ensuite de culbuter d’un coup de pied…

C’était ça, ce que voulait Hugo…

Et d’ailleurs, c’était en fait bien ça le dernier vers de la comptine.

« Se pendre il s’en est allé - n’en resta plus… DU TOUT. »

Le petit nègre en porcelaine lui échappa des mains. Sans même qu’elle s’en rende compte, il s’en alla rouler sur le tapis et se brisa contre le pare-feu.

Comme une automate, Vera fît un pas en avant, puis un autre. C’était la fin… ici, à l’endroit où la main froide et mouillée – la main de Cyril, bien entendu – lui avait frôlé la gorge…

« Mais oui, Cyril, tu es assez grand pour nager jusqu’au rocher… »

Voilà ce que c’était que de commettre un meurtre… ce n’était pas plus compliqué que ça !

Seulement après, on n’arrêtait plus d’y penser…

Elle monta sur la chaise, les yeux rivés droit devant elle comme une somnambule… Elle se passa le nœud autour du cou.

Hugo était là pour veiller à ce qu’elle fasse ce qu’elle avait à faire.

D’un coup de pied, elle fit culbuter la chaise…