EPILOGUE - Dix petits nègres - Agatha Christie - MAMAKY BOKY

— Mais cette histoire est invraisemblable ! s’emporta sir Thomas Legge, superintendant et directeur adjoint de Scotland Yard.

— Je sais, monsieur, répondit l’inspecteur Maine avec déférence.

— Dix cadavres sur une île ! reprit le digne superintendant. Et pas âme qui vive dans les parages ! Ça ne tient pas debout !

— Et pourtant, monsieur, c’est un fait, rétorqua l’inspecteur Maine, imperturbable.

— Bon sang, Maine, il faut bien que quelqu’un les ait tués, ces gens !

— C’est justement là le problème, monsieur.

— Rien qui puisse nous aider dans le rapport du médecin légiste ?

— Non, monsieur. Wargrave et Lombard ont été tués d’une balle de revolver, le premier dans la tête, le second en plein cœur. Miss Brent et Marston ont été empoisonnés au cyanure. Mrs Rogers est morte d’une trop forte dose de chloral. Rogers a eu le crâne fendu. Blore a eu la tête réduite en bouillie. Armstrong est mort noyé. Macarthur a eu le crâne fracassé par un coup porté derrière la tête et Vera Claythorne a été trouvée pendue.

Le superintendant cligna des paupières :

— Sale affaire.

Il réfléchit deux secondes. Puis il céda de nouveau à l’irritation :

— Et vous prétendez me faire croire que vous n’avez rien pu tirer des habitants de Sticklehaven ? Bon Dieu, ils doivent quand même bien savoir quelque chose !

L’inspecteur Maine haussa les épaules :

— Bah ! ce sont de braves gens de mer parfaitement ordinaires. Ils savent que l’île a été achetée par un certain O’Nyme – mais ça s’arrête là.

— Qui a approvisionné l’île et pris les dispositions nécessaires ?

— Un nommé Morris. Isaac Morris.

— Et lui, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

— Il ne dit rien, monsieur. Il est mort.

Le superintendant fronça les sourcils :

— Et on a des renseignements sur ce Morris ?

— Oh ! oui, monsieur. Ce n’était pas le genre de type recommandable. Il y a de ça trois ans, il a été mêlé à l’affaire Bennito – une histoire de courtier marron et d’actions frauduleuses ; rien que nous ayons pu prouver, mais nous sommes sûrs du coup. Il a également été impliqué dans des trafics de drogue. Là encore, nous n’avons pas de preuve. C’était un homme très prudent, Morris.

— Et il était derrière cette histoire d’île ?

— Oui, monsieur. C’est lui qui s’était porté acquéreur de l’île du Nègre, tout en précisant bien qu’il agissait pour le compte d’une tierce personne, anonyme.

— On pourrait peut-être découvrir quelque chose en creusant l’aspect financier de l’acquisition ?

L’inspecteur Maine sourit :

— On voit que vous ne connaissiez pas Morris ! Il savait si bien jongler avec les chiffres que le meilleur expert-comptable du pays n’y verrait que du feu ! Nous avons eu un échantillon de ses talents au moment de l’affaire Bennito. Non, il a soigneusement brouillé la piste de son patron.

Le superintendant soupira.

— C’est Morris qui a pris toutes les dispositions là-bas, à Sticklehaven, poursuivit l’inspecteur Maine. Il s’est présenté partout comme le mandataire de « Mr O’Nyme ». Et c’est lui qui a expliqué aux gens qu’on allait procéder à une expérience – suite à un prétendu pari de vivre pendant une semaine sur une « île déserte » – et qu’il ne faudrait tenir aucun compte d’éventuels appels à l’aide provenant de là-bas.

Sir Thomas Legge s’agita, troublé :

— Et vous voulez me faire croire que tout le monde a trouvé ça normal ? Même à ce moment-là ?

Maine haussa les épaules :

— Vous oubliez, monsieur, que le précédent propriétaire de l’île du Nègre était Elmer Robson, le jeune milliardaire américain. Il y donnait des fêtes extravagantes. Au début, les gens du cru devaient certainement en avoir les yeux qui leur sortaient de la tête. Mais ils ont fini par s’y habituer et par considérer que tout ce qui touchait à l’île du Nègre était forcément invraisemblable. C’est une réaction parfaitement naturelle, monsieur, quand on y réfléchit.

Le directeur-adjoint voulut bien convenir, d’un air lugubre, qu’il y avait du vrai là-dedans.

— Fred Narracott – le marin qui les a fait passer sur l’île – a tout de même noté un détail intéressant, enchaîna Maine. Il a déclaré qu’il avait été surpris en les voyant. Ils n’étaient « pas du tout comme les invités de Mr Robson ». Je crois d’ailleurs que c’est parce qu’ils avaient l’air si normaux et si quelconques qu’il a enfreint les ordres de Morris et sorti un bateau quand il a été mis au courant de leur S.O.S.

— Quand est-ce qu’ils y sont allés, lui et les autres sauveteurs ?

— Les signaux ont été repérés par une troupe de scouts dans la matinée du 11. Le temps ne permettait pas de prendre la mer ce jour-là. Ils ont donc fait la traversée dans l’après-midi du 12, dès qu’il a été possible de mettre une embarcation à l’eau. Ils sont tous formels : personne n’aurait pu quitter l’île avant leur arrivée. La mer n’avait pas cessé d’être grosse depuis la tempête.

— Personne n’aurait pu atteindre le rivage à la nage ?

— La côte est à plus d’un kilomètre et demi, la mer était houleuse, avec de grandes déferlantes. Sans compter qu’un tas de gens – boy-scouts et autres – se trouvaient sur les falaises et avaient les yeux rivés sur l’île.

— Et ce disque de gramophone que vous avez trouvé dans la maison ? soupira le superintendant. Vous n’avez rien déniché de ce côté-là qui puisse nous aider ?

— J’ai creusé la question, répondit l’inspecteur Maine. Le disque a été fourni par une société spécialisée dans les effets sonores pour le cinéma et le théâtre. Il a été envoyé à Mr A.N. O’Nyme, aux bons soins d’Isaac Morris, soi-disant pour la représentation, par une troupe d’amateurs, d’une pièce inédite. Le texte dactylographié a été retourné avec le disque.

— Et son contenu ? demanda Legge.

— J’y arrive, monsieur, répondit l’inspecteur avec gravité.

Il s’éclaircit la gorge :

— J’ai enquêté sur ces accusations autant que faire se pouvait. En commençant par les Rogers, qui ont été les premiers à arriver sur l’île. Ils étaient au service d’une certaine miss Brady, laquelle est morte subitement. Je n’ai rien pu tirer de précis du médecin qui la soignait. Il dit qu’ils n’ont certainement pas empoisonné leur patronne ni rien de ce genre, mais il n’en pense pas moins qu’il y a eu un coup tordu – qu’elle est morte à la suite d’une négligence de leur part. Le genre de chose absolument impossible à prouver, comme il dit.

» Vient ensuite le juge Wargrave. Là, pas de problème. C’est le juge qui a condamné Seton à mort.

» Soit dit en passant, Seton était coupable – incontestablement coupable. On en a eu la preuve, sans l’ombre d’un doute, après sa pendaison. Mais on avait beaucoup jasé à l’époque : neuf personnes sur dix étaient convaincues que Seton était innocent et que le juge s’était montré partial.

» Vera Claythorne, elle, était gouvernante dans une famille où s’est produite une mort par noyade. Elle ne paraît néanmoins avoir aucune responsabilité dans l’affaire. Elle s’est même, au contraire, très bien conduite : elle s’est portée au secours de l’enfant, a été entraînée vers le large et n’a pu être sauvée que d’extrême justesse.

— Continuez, soupira le superintendant.

Maine reprit son souffle :

— Le Dr Armstrong, maintenant. Médecin réputé. Il avait son cabinet dans Harley Street. Absolument irréprochable sur le plan professionnel. Je n’ai pas trouvé trace d’une quelconque opération illégale – type avortement ou autre. Il est vrai qu’une certaine Mrs Clees a été opérée par ses soins à Leithmore, en 1925, quand il était interne à l’hôpital du lieu. Péritonite – et elle est morte sur le billard. Il n’avait peut-être pas été très adroit – après tout, il manquait d’expérience –, mais la maladresse ne saurait être considérée comme un crime. Par-dessus le marché, il n’avait rigoureusement aucun mobile.

» Vient ensuite miss Emily Brent. La jeune Béatrice Taylor était domestique chez elle. S’est trouvée enceinte, a été flanquée dehors par sa patronne et a couru se noyer. Sale histoire… mais, là encore, rien de criminel.

— Tout est là, on dirait, fit remarquer le superintendant. A.N. O’Nyme s’est occupé d’affaires où la justice s’était montrée impuissante.

Imperturbable, Maine poursuivit son énumération :

— Le jeune Marston était un véritable chauffard – il s’était vu confisquer deux fois son permis et, à mon humble avis, il aurait dû être carrément interdit à vie. C’est tout ce qu’on peut lui reprocher. John et Lucy Combes, cités dans l’enregistrement, sont les deux gamins qu’il avait écrasés près de Cambridge. Des amis à lui avaient témoigné en sa faveur et il s’en était tiré avec une amende.

» Je n’ai rien trouvé de précis sur le général Macarthur. Excellents états de service, a fait 14-18 et tout le tremblement. Arthur Richmond avait servi sous ses ordres en France et avait été tué au front. Aucune mésentente entre le général et lui. Ils étaient quasi intimes, en fait. Des quantités de bourdes ont été commises à l’époque, des hommes sacrifiés sans nécessité par leurs chefs… Il s’agissait peut-être d’une erreur de ce genre.

— Peut-être, admit le superintendant.

— Philip Lombard, maintenant. Il a été mêlé à certaines opérations très bizarres, à l’étranger. Une ou deux fois, il a failli avoir des démêlés avec la justice. Il avait la réputation d’un type qui n’a pas froid aux yeux et que les scrupules n’étouffent pas. Le genre d’individu capable de commettre éventuellement quelques meurtres – pourvu que ce soit dans un bled perdu.

» Nous en arrivons enfin à Blore. Lui… lui, bien sûr, c’était un des nôtres, ajouta Maine après une hésitation.

Le superintendant s’agita sur son siège.

— Blore était une fripouille ! dit-il avec force.

— Vous le pensez, monsieur ?

— Je l’ai toujours pensé, répondit le superintendant. Mais il était assez malin pour ne pas se faire prendre. J’ai la conviction qu’il a fait un faux témoignage éhonté lors du procès Landor. Ça ne m’a pas plu, à l’époque. Mais je n’ai pas réussi à l’épingler. Harris, que j’avais mis sur l’affaire, a fait chou blanc lui aussi, mais je persiste à croire qu’il y avait quelque chose à trouver contre lui – à condition de savoir où chercher. Ce type n’était pas régulier.

Après un silence, sir Thomas Legge reprit :

— Et vous dites qu’Isaac Morris est mort ? Quand ça ?

— J’attendais cette question, monsieur. Isaac Morris est mort dans la nuit du 8 août. Trop forte dose de somnifère… un barbiturique, je crois. Rien ne permet de dire s’il s’agissait d’un accident ou d’un suicide.

— Vous voulez savoir ce que je pense, Maine ?

— Je crois le deviner, monsieur.

— La mort de Morris tombe rudement trop à pic ! dit Legge d’un ton accablé.

L’inspecteur Maine hocha la tête :

— Je pensais bien que vous alliez dire ça, monsieur.

Le superintendant abattit son poing sur le bureau :

— Cette histoire est abracadabrante… impossible ! Dix personnes assassinées sur un rocher dénudé… et nous ne savons ni qui a fait le coup, ni pourquoi, ni comment !

Maine toussota :

— Euh… ce n’est pas tout à fait exact, monsieur. Nous savons plus ou moins pourquoi. Un fanatique de justice ayant une araignée au plafond. Il a cherché des gens contre qui la justice ne pouvait que se casser le nez. Il a porté son choix sur dix personnes – peu importe de savoir si elles étaient vraiment coupables ou non…

Le superintendant se redressa :

— Vous croyez ? Moi, il me semble…

Il s’interrompit. L’inspecteur Maine attendit avec déférence. Legge secoua la tête en soupirant.

— Continuez, dit-il. J’ai cru un instant que je tenais quelque chose. La clef du mystère, en fait. Mais ça m’a échappé. Reprenez où vous en étiez.

— Il y avait dix personnes, enchaîna Maine. Dix personnes à… à exécuter, mettons. Or, elles ont bel et bien été exécutées. A.N.O’Nyme a accompli sa tâche. Après quoi, Dieu sait comment, il s’est volatilisé.

— Chapeau, le tour de passe-passe ! grommela le superintendant. Mais vous savez, Maine, il y a forcément une explication.

— Je vois votre idée, monsieur. Si notre homme n’était pas sur l’île à l’arrivée des secours, s’il n’a pas pu quitter l’île, et si – d’après le récit des intéressés – il n’a à aucun moment été sur l’île… alors, la seule explication possible est qu’il était en fait l’un des dix.

Le superintendant hocha la tête.

— Nous y avons songé, monsieur, dit gravement Maine. Nous avons creusé cette hypothèse. Précisons d’abord que nous ne sommes pas totalement dans l’ignorance de ce qui s’est passé sur l’île du Nègre. Vera Claythorne tenait un journal intime, Emily Brent aussi. Le vieux Wargrave a pris quelques notes – sèches, juridiques, laconiques, mais d’une parfaite clarté. Blore, lui aussi, a pris des notes. Tous ces témoignages écrits concordent. Les victimes sont mortes dans l’ordre suivant : Marston, Mrs Rogers, Macarthur, Rogers, miss Brent, Wargrave. Après la mort du juge, Vera Claythorne mentionne dans son journal que le Dr Armstrong a quitté la maison en pleine nuit et que Blore et Lombard se sont lancés à sa poursuite. Quant au calepin de Blore, on y trouve une dernière note – juste trois mots : Armstrong a disparu.

» En tenant compte de tous ces éléments, monsieur, il m’avait semblé que nous devions aboutir à une solution parfaitement acceptable. Si vous vous en souvenez, Armstrong s’est noyé. Partant du principe qu’Armstrong était fou, qu’est-ce qui l’empêchait, après avoir tué tous les autres, de se suicider en se jetant du haut de la falaise, ou de se noyer en essayant de rejoindre la côte à la nage ?

» C’était une bonne solution… Malheureusement, elle ne tient pas. Non, monsieur, elle ne tient pas. Tout d’abord, il y a le témoignage du médecin légiste. Il est arrivé sur l’île le 13 août en début de matinée. Il n’a pas pu nous apprendre grand-chose. Tout ce qu’il a pu nous dire, c’est que les victimes étaient toutes mortes depuis au moins trente-six heures et sans doute bien davantage. Mais il a été formel pour Armstrong. Selon lui, le corps du médecin a séjourné dans l’eau entre huit et dix heures avant d’être rejeté sur le rivage. Il s’ensuit qu’Armstrong a dû plonger dans la mer au cours de la nuit du 10 au 11… et je vais vous expliquer pourquoi. Nous avons repéré l’endroit où son cadavre a été rejeté ; il est resté un bon moment coincé entre deux rochers sur lesquels on a relevé des lambeaux de vêtements, des cheveux, etc. Il a dû être déposé là le 11, à marée haute… c’est-à-dire aux environs de 11 heures du matin. En effet, la tempête s’est ensuite calmée et les marées suivantes ont été de beaucoup plus faible intensité.

» On pourrait évidemment supposer qu’Armstrong a réussi à liquider les trois autres avant d’entrer dans l’eau cette nuit-là. Mais il y a un autre obstacle impossible à contourner. Le corps d’Armstrong a été traîné au-delà du niveau des plus hautes eaux. Quand nous l’avons retrouvé, il était largement hors d’atteinte de la marée. Et il était allongé sur le sol, bien droit et les vêtements en ordre.

» Ce qui établit au moins une chose : il y avait encore quelqu’un de vivant sur l’île après la mort d’Armstrong.

Il s’arrêta un instant avant de poursuivre :

— Ce qui nous laisse donc… quoi, au juste ? Voici quelle est la situation le 11, en début de matinée. Armstrong a « disparu » (noyé). Restent trois personnes : Lombard, Blore et Vera Claythorne. Lombard a été tué par balle. Son corps était au bord de l’eau… près de celui d’Armstrong. Vera Claythorne a été retrouvée pendue dans sa chambre. Blore était sur la terrasse, la tête fracassée par une lourde pendule de marbre qui, selon toute probabilité, lui est tombée dessus de la fenêtre du premier étage.

— Quelle fenêtre ?

— Celle de Vera Claythorne. Et maintenant, si vous le voulez bien, monsieur, examinons chaque cas séparément. Commençons par Philip Lombard. Admettons que ce soit lui qui ait balancé le bloc de marbre sur la tête de Blore, puis qu’il ait pendu Vera Claythorne après l’avoir droguée. Et que, pour finir, il soit descendu sur le rivage et se soit tiré une balle en plein cœur.

» Mais dans ce cas, qui lui a pris son revolver ? Car on a retrouvé l’arme au premier étage de la maison, sur le seuil de la chambre située en face de l’escalier… la chambre de Wargrave.

— Des empreintes ? demanda le superintendant.

— Oui, monsieur. Celles de Vera Claythorne.

— Bonté divine ! Mais alors…

— Je sais ce que vous allez dire, monsieur. Que c’est elle la coupable. Qu’elle a tué Lombard, rapporté le revolver dans la maison, balancé le bloc de marbre sur la tête de Blore, puis… qu’elle s’est pendue.

» Et ça se tient tout à fait, à un détail près. Il y a dans sa chambre une chaise sur le siège de laquelle on a relevé des traces d’algues… les mêmes que sur ses chaussures. Comme si elle était montée sur la chaise, s’était passé la corde au cou et avait renversé la chaise d’un coup de pied.

» Seulement voilà : la chaise n’était pas renversée quand on l’a retrouvée. Elle était alignée contre le mur avec les autres. Et ça, ç’a été fait par quelqu’un d’autre… après la mort de Vera Claythorne.

» Reste donc Blore. Mais si vous essayez de me convaincre que Blore, après avoir tiré sur Lombard et forcé Vera Claythorne à se pendre, est sorti sur la terrasse et s’est fait tomber dessus un énorme bloc de marbre en le manœuvrant avec une ficelle ou je ne sais trop quoi… eh bien ! je ne vous croirai pas. On ne se suicide pas comme ça… et, qui plus est, ce n’était pas le genre de Blore. Nous, nous l’avons connu : ce n’était pas le type à qui on aurait pu reprocher un goût forcené de la justice.

— Je suis bien d’accord, acquiesça le superintendant.

— Par conséquent, monsieur, reprit l’inspecteur Maine, il y avait forcément quelqu’un d’autre sur l’île. Quelqu’un qui a réglé les derniers détails une fois que tout a été fini. Mais où était-il caché pendant tout ce temps… et où est-il allé ? Les gens de Sticklehaven sont sûrs et certains que personne n’a pu quitter l’île avant l’arrivée des secours. Mais dans ce cas…

Il se tut.

— Dans ce cas…, répéta le superintendant.

Il soupira. Il secoua la tête. Et il se pencha vers Maine.

— Mais dans ce cas, dit-il, qui les a tués ?

 

*

 

DOCUMENT MANUSCRIT ENVOYÉ

À SCOTLAND YARD PAR LE PATRON

DU CHALUTIER L’EMMA JANE

 

Dès ma plus tendre enfance, je me suis rendu compte que ma nature était un tissu de contradictions. Pour commencer, je suis doté d’une imagination incurablement romanesque.

Jeter à la mer une bouteille contenant un document important était une pratique qui ne manquait jamais de m’enthousiasmer quand, enfant, je lisais des romans d’aventures. Elle m’enthousiasme encore aujourd’hui, et c’est pourquoi j’ai adopté cette méthode : rédiger ma confession, l’introduire dans une bouteille, fermer ladite bouteille et la livrer aux flots. Il y a, je suppose, une chance sur cent pour qu’on retrouve un jour ma confession – et à ce moment-là (ou bien me flatté-je ?) une énigme criminelle demeurée sans solution trouvera enfin son explication.

Outre mon côté romanesque, j’ai reçu à la naissance des traits de caractère bien particuliers. Ainsi, j’éprouve un plaisir indéniablement sadique à voir mourir ou à causer la mort. Je me souviens d’expériences pratiquées sur des guêpes et sur divers insectes nuisibles… Dès mon plus jeune âge, j’ai connu avec intensité la volupté de tuer.

Mais ce trait coexistait avec un autre, contradictoire : un sens aigu de la justice. Qu’une personne ou une créature innocente puisse souffrir ou mourir par ma faute me révulsait. J’ai toujours été fermement convaincu que le droit devait prévaloir.

Avec une mentalité comme la mienne, on peut comprendre (un psychologue le comprendrait, je pense) que j’aie choisi de faire carrière dans la magistrature. La profession juridique satisfaisait pratiquement tous mes instincts.

Le crime et son châtiment m’ont toujours fasciné. J’adore tout ce qui est roman policier et thriller. J’ai inventé, pour mon amusement personnel, les méthodes les plus ingénieuses pour commettre un meurtre.

Ce secret instinct de ma nature trouva matière à développement lorsque vint pour moi le moment de présider un tribunal. Voir un misérable criminel prostré dans le box des accusés, en proie aux tourments des damnés tandis que se rapprochait lentement, inexorablement, l’heure de la sentence, me procurait un plaisir exquis. Mais attention : je n’éprouvais aucun plaisir à y voir un innocent. En deux occasions au moins, j’ai interrompu les débats dès que l’accusé m’est apparu manifestement innocent, et j’ai aiguillé le jury vers un non-lieu. Grâces en soient cependant rendues à la probité et à l’efficacité de notre police, la majorité des prévenus qui ont comparu devant moi pour meurtre se sont révélés effectivement coupables.

Je tiens à dire ici que tel était le cas du dénommé Edward Seton. Sa prestance et ses manières étaient trompeuses, et il a fait bonne impression sur le jury. Pourtant, non seulement les preuves – évidentes, sinon spectaculaires – mais ma propre connaissance des criminels m’avaient convaincu sans l’ombre d’un doute que cet homme avait bien commis le crime dont on l’accusait : l’assassinat brutal d’une vieille dame qui lui faisait confiance.

J’ai la réputation d’être le Pourvoyeur de la Potence, mais c’est injuste. Je me suis toujours montré rigoureusement équitable et scrupuleux dans mes conclusions.

Je ne cherchais qu’à mettre les jurés en garde contre leurs éventuelles réactions émotives face aux appels à l’émotion de nos ténors les plus portés sur l’émotion. J’attirais leur attention sur les preuves concrètes.

Depuis quelques années, j’avais remarqué chez moi un changement, une perte de hauteur… un désir croissant d’agir plutôt que de juger.

J’avais envie – reconnaissons-le franchement – de commettre un meurtre moi-même. J’assimilais cela au désir qu’a l’artiste de s’exprimer ! J’étais – ou pouvais être – un artiste du crime ! Mon imagination, sévèrement bridée par les devoirs de ma charge, s’épanouissait en secret avec une force colossale.

Il fallait, il fallait, il fallait que je commette un meurtre ! Et, qui plus est, pas un meurtre ordinaire ! Ce devait être un crime fantastique, stupéfiant, hors du commun ! À cet égard, j’ai encore, je crois, une imagination d’adolescent.

Je voulais commettre un crime théâtral, impossible !

Je voulais tuer… Oui, je voulais tuer…

Cependant, si incongru que cela puisse paraître, j’étais entravé par mon sens inné de la justice. L’innocent ne doit pas souffrir.

Et puis, un beau jour, l’idée est née d’une remarque fortuite, entendue au cours d’un échange de banalités. Je parlais avec un médecin, un généraliste parfaitement quelconque. Il observa négligemment qu’il se commettait bien souvent des meurtres contre lesquels la loi ne pouvait rien.

Et il me cita le cas d’une vieille dame, une de ses patientes, qui venait de mourir. Il était convaincu que le décès était dû au fait que le couple de serviteurs qui s’occupait d’elle – et qui devait tirer de sa mort un bénéfice substantiel – avait sciemment omis de lui administrer son médicament. C’était impossible à prouver, disait-il, mais il était néanmoins absolument sûr de son fait. Il ajouta qu’il existait nombre de cas du même genre : des meurtres délibérés, hors d’atteinte de la justice.

C’est ainsi que tout a commencé. Ma voie était soudain tracée. Et j’ai décidé de commettre non pas un seul meurtre, mais toute une série de meurtres.

Une comptine qui avait bercé ma tendre enfance m’était revenue en mémoire : la comptine des Dix petits nègres. A l’âge de deux ans, elle m’avait fasciné par son inexorable suite de soustractions, par son côté inéluctable…

J’entrepris, en secret, de recruter des victimes…

Je ne m’étendrai pas ici sur les moyens que j’ai employés. J’avais mis au point une façon de diriger la conversation que j’utilisais avec presque tout le monde – et j’obtenais des résultats surprenants. C’est au cours d’un séjour en clinique que j’ai glané le cas du Dr Armstrong. Acharnée à me prouver les méfaits de l’alcool, l’infirmière qui s’occupait de moi, une virulente adepte de la tempérance, me raconta une affaire qui s’était passée bien des années auparavant : dans un hôpital, un médecin en état d’ébriété avait tué la malade qu’il opérait. En interrogeant négligemment l’infirmière sur l’établissement où elle avait été stagiaire, etc., j’ai vite obtenu les renseignements nécessaires. Et retrouver la trace du médecin et de la malade en question ne m’a pas posé de problème.

Une conversation entre vieux militaires bavards, à mon club, m’a mis sur la piste du général Macarthur. Un homme, de retour d’Amazonie, m’a brossé un tableau accablant des activités d’un certain Philip Lombard. À Majorque, une femme du monde indignée m’a rapporté l’histoire de la puritaine Emily Brent et de sa malheureuse servante. Quant à Anthony Marston, je l’ai sélectionné parmi un vaste groupe d’individus ayant commis des délits du même ordre. Son égoïsme foncier et son absence de sentiment de culpabilité vis-à-vis des deux morts qu’il avait provoquées en faisaient, à mes yeux, un individu dangereux pour autrui et inapte à la vie en société. Le cas de l’ex-inspecteur Blore s’est présenté à moi tout naturellement, un jour où des confrères magistrats discutaient haut et fort de l’affaire Landor. Son délit m’a paru particulièrement grave. En tant que serviteurs de la loi, les policiers sont tenus à une intégrité absolue. Car, en vertu de leur profession, leur parole n’est que rarement mise en doute.

Enfin, j’ai entendu parler du cas Vera Claythorne au cours d’une traversée de l’Atlantique. Un soir tard, je me suis trouvé seul au fumoir avec un bel homme du nom de Hugo Hamilton.

Hugo Hamilton était malheureux. Pour soulager sa peine, il avait bu une grande quantité d’alcool. Il en était au stade des confidences larmoyantes. Sans grand espoir de succès, j’ai automatiquement mis la conversation sur mes rails habituels. Le résultat a été saisissant. Aujourd’hui encore, je me souviens de ses paroles.

— Vous avez raison, m’a-t-il dit. Un meurtre, ce n’est pas ce que la plupart des gens s’imaginent : faire avaler à quelqu’un une bonne dose d’arsenic… le pousser du haut d’une falaise… j’en passe et des meilleures.

Il s’est penché vers moi et m’a soufflé son haleine dans la figure :

— J’ai connu une meurtrière… ce qui s’appelle connu. Par-dessus le marché, j’étais fou d’elle… Bonté divine, je me demande parfois si je ne le suis pas encore… C’est l’enfer, ça, je vous prie de croire. L’enfer, je vous dis. Vous comprenez, elle a fait ça plus ou moins pour moi… Moi, j’étais à cent lieues de me douter… Les femmes sont démoniaques, absolument démoniaques… Comment imaginer qu’une fille comme elle… une fille droite, enjouée… comment imaginer qu’elle soit capable d’une chose pareille, dites ? Envoyer un gosse se noyer dans la mer… comment imaginer qu’une femme puisse faire une chose pareille ?

— Vous êtes sûr qu’elle l’ait fait ? lui ai-je demandé.

Il a paru soudain dégrisé :

— Sûr et certain, m’a-t-il répondu. À part moi, personne ne s’est douté de rien. Mais j’ai su la vérité à l’instant même où je l’ai regardée, quand je suis rentré – après… Et elle a compris que j’avais compris… Ce qu’elle ne savait pas, c’est que je l’aimais, ce gosse…

Il n’en a pas dit plus, mais il ne m’a pas été difficile d’exhumer l’affaire et de la reconstituer.

J’avais besoin d’une dixième victime. Je l’ai trouvée en la personne d’un dénommé Morris. C’était un sale petit bonhomme, une ignoble demi-portion. Entre autres choses, il était revendeur de cocaïne et c’était lui qui avait poussé la fille d’un de mes amis à se droguer. Elle s’était suicidée à vingt et un ans.

Pendant que je menais toutes ces recherches, mon plan avait progressivement mûri. Il était maintenant au point, et le facteur décisif en a été une consultation que j’ai eue chez un médecin de Harley Street. J’ai indiqué plus haut que j’avais subi une opération. Cette consultation à Harley Street m’a appris qu’une seconde opération ne servirait à rien. Mon médecin a joliment enveloppé la nouvelle, mais j’ai l’habitude d’interpréter les dépositions des témoins.

Je n’en ai rien dit à l’homme de l’art, mais j’ai décidé que je ne connaîtrais pas la mort lente et l’interminable agonie que me réservait la nature. Non, ma mort surviendrait dans un flamboiement d’émotions. Je vivrais avant de mourir.

Venons-en maintenant au processus criminel proprement dît. L’achat de l’île du Nègre, avec Morris comme prête-nom, a été relativement facile. Morris était expert en la matière. En me fondant sur les renseignements que j’avais recueillis sur mes victimes en puissance, j’ai pu concocter un appât adapté à chacun. Tout a marché comme je l’avais prévu. Le 8 août, tous mes invités arrivaient à l’île du Nègre. Je faisais moi-même partie du lot.

Le sort de Morris était déjà réglé. Il souffrait de maux d’estomac. Avant de quitter Londres, je lui avais donné un comprimé à prendre le soir avant de se coucher – remède qui, lui avais-je affirmé, avait fait merveille sur mes propres sucs gastriques. Il l’avait accepté sans hésiter – l’individu était quelque peu hypocondriaque. Je n’avais pas peur qu’il laisse derrière lui des notes ou des documents compromettants. Ce n’était pas le genre.

L’ordre des décès sur l’île avait fait l’objet de toute mon attention. Je considérais que mes invités n’étaient pas tous coupables au même degré. J’avais décidé que les moins coupables disparaîtraient les premiers, qu’ils ne connaîtraient pas la même angoisse, la même terreur interminable que les délinquants endurcis.

Anthony Marston et Mrs Rogers moururent les premiers, l’un instantanément, l’autre dans son sommeil. D’après moi, Marston n’avait pas reçu à la naissance, comme la plupart d’entre nous, le sens des responsabilités. Il était amoral… païen. Quant à Mrs Rogers, elle avait largement agi, sans l’ombre d’un doute, sous l’influence de son mari.

Je ne m’attarderai pas sur la manière dont je m’y suis pris pour les supprimer. La police l’aura compris sans mal. N’importe qui peut se procurer du cyanure de potassium pour détruire les guêpes. J’en avais en ma possession et je n’ai eu aucune difficulté à en mettre dans le verre presque vide de Marston pendant le moment d’affolement qui a suivi l’épisode du gramophone.

J’ai observé de près le visage de mes invités pendant la lecture de cet acte d’accusation et, compte tenu de ma longue expérience des tribunaux, je ne doute pas qu’ils étaient tous coupables, du premier au dernier.

Lors de récentes crises de douleur, le médecin m’avait prescrit du chloral comme somnifère. Il m’a été facile de m’en passer jusqu’à obtenir une dose mortelle. Quand Rogers a apporté le cognac à sa femme, il a posé le verre sur la table ; en passant, j’y ai glissé le poison. Cela n’a pas été bien sorcier car, à ce moment-là, la méfiance n’était pas encore de mise.

Le général Macarthur est allé à la mort sans souffrir. Il ne m’a pas entendu approcher. Bien sûr, j’ai dû choisir mon moment et quitter la terrasse avec précaution, mais tout s’est passé sans accroc.

Comme je m’y attendais, on a fouillé l’île et découvert qu’à part nous sept, il n’y avait personne. Cela a créé aussitôt un climat de suspicion. Selon mon plan, je devais avoir bientôt besoin d’un allié. J’ai choisi le Dr Armstrong pour ce rôle. C’était un individu facile à duper, qui me connaissait de vue et de réputation ; il était inconcevable pour lui qu’un homme de mon importance puisse être un meurtrier ! Ses soupçons se portaient sur Lombard et j’ai fait semblant d’abonder dans son sens. Je lui ai laissé entendre que j’avais un plan susceptible d’amener l’assassin à se trahir.

On avait fouillé toutes nos chambres, mais pas encore opéré de fouille corporelle. Cela ne devait cependant pas tarder.

J’ai tué Rogers le 10 août au matin. Occupé à débiter du bois pour allumer le feu, il ne m’a pas entendu approcher. J’ai trouvé la clef de la salle à manger dans sa poche. Il avait fermé la porte à double tour la veille au soir.

Dans la confusion qui a suivi la découverte du corps de Rogers, je me suis faufilé dans la chambre de Lombard et je lui ai subtilisé son revolver. Je savais qu’il en aurait apporté un : j’avais recommandé à Morris de le lui suggérer quand il s’entretiendrait avec lui.

Au petit déjeuner, j’ai versé ma dernière dose de chloral dans la tasse de miss Brent en lui resservant du café. Nous l’avons laissée seule dans la salle à manger. Je suis revenu furtivement un peu plus tard : elle était, presque inconsciente et je n’ai eu aucun mal à lui injecter une solution concentrée de cyanure. Je reconnais que l’épisode de l’abeille était assez puéril, mais il m’a plu. Et puis j’avais envie de rester aussi près que possible de ma comptine.

Aussitôt après ça, ce que j’avais prévu est arrivé. En fait, je crois même que c’est moi qui l’ai suggéré. Nous avons tous été soumis à une fouille en règle. J’avais caché le revolver dans un endroit sûr, et je n’avais plus en ma possession ni cyanure ni chloral.

C’est à ce moment-là que j’ai proposé à Armstrong de mettre notre plan à exécution. Oh, rien de compliqué : je devais me poser en victime suivante. C’était censé inquiéter le meurtrier… et, en tout cas, cela me permettrait – puisque j’étais « mort » – de me déplacer à mon aise pour espionner l’assassin inconnu.

L’idée avait conquis Armstrong. Nous sommes passés à l’action le soir même. Un petit morceau de terre rougeâtre sur le front… le rideau rouge… l’écheveau de laine : la mise en scène était prête. À la lueur vacillante des bougies, l’éclairage était très incertain, et Armstrong devait être la seule personne à m’examiner de près.

Cela n’aurait pas pu mieux marcher. Miss Claythorne a ébranlé la maison de ses hurlements quand elle a découvert l’algue que j’avais eu l’aimable attention de suspendre dans sa chambre. Ils sont tous montés précipitamment, et j’ai pris ma pose d’homme assassiné.

L’effet produit sur eux, quand ils m’ont trouvé là, a comblé mon attente. Armstrong a joué son rôle en vrai professionnel. On m’a transporté en haut et allongé sur mon lit. Et plus personne ne s’est soucié de moi ; ils étaient tous trop morts de peur, trop terrifiés par le voisin.

J’avais donné rendez-vous à Armstrong derrière la maison, cette nuit-là, à 2 heures moins le quart. Je l’ai entraîné un peu à l’écart, au bord de la falaise. Je lui ai dit que, de là, nous pouvions voir si quelqu’un approchait et qu’en même temps nous étions hors de vue de la maison puisque les chambres donnaient de l’autre côté. Il ne se méfiait toujours pas… et pourtant, s’il s’était souvenu des paroles de la comptine, il aurait dû. « Poisson d’avril goba l’un… » De fait, il l’a bel et bien gobé.

Ç’a été enfantin. J’ai poussé une exclamation et je me suis penché au bord de la falaise en lui disant de regarder : est-ce que ce n’était pas l’entrée d’une grotte, là ? Il s’est penché à son tour. Une vigoureuse poussée lui a fait perdre l’équilibre et l’a envoyé faire un plat tout en bas, dans la mer houleuse. Sur quoi je suis rentré à la maison. Ce sont probablement mes pas que Blore a entendus dans le couloir. Quelques minutes après avoir pénétré dans la chambre d’Armstrong, j’en suis ressorti en faisant assez de bruit cette fois pour que personne ne puisse m’ignorer. Quand je suis arrivé en bas de l’escalier, une porte s’est ouverte au premier. Ils n’ont dû entrevoir qu’une silhouette lorsque je suis sorti par la grand-porte.

Ils ont perdu une minute ou deux avant de me suivre. J’ai fait le tour de la maison et je suis rentré par la fenêtre de la salle à manger, que j’avais laissée ouverte. Je l’ai fermée et j’ai brisé la vitre. Puis je suis remonté m’allonger sur mon lit.

J’avais prévu qu’ils fouilleraient de nouveau la maison, mais j’étais sûr qu’ils n’examineraient pas les cadavres de très près, qu’ils se contenteraient d’écarter le drap pour s’assurer qu’Armstrong ne jouait pas les gisants à la place d’une des victimes. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

J’ai oublié de dire que j’avais rapporté le revolver dans la chambre de Lombard. Cela intéressera peut-être quelqu’un de savoir où je l’avais caché pendant la perquisition ? Il y avait dans le garde-manger un tas de boîtes de conserve empilées. J’avais ouvert celle du dessous – une boîte de biscuits, je crois – et j’y avais enfoui le revolver, en replaçant ensuite la bande de ruban adhésif.

Je pensais bien que personne ne songerait à examiner une pile de boîtes de conserve apparemment intactes, d’autant que toutes celles du dessus étaient soudées.

Le rideau rouge, je l’avais caché à plat sous la tapisserie en chintz d’un des sièges du salon après avoir découpé un petit trou dans le coussin.

Arrivait maintenant le moment tant attendu : trois personnes qui avaient si peur les unes des autres que n’importe quoi pouvait arriver… et l’une d’elles avait un revolver. Je les observais des fenêtres. Quand Blore est arrivé seul, j’ai mis la grosse pendule de marbre en position. Exit Blore…

De ma fenêtre, j’ai vu Vera Claythorne tirer sur Lombard. Pas froid aux yeux, pleine de ressources, cette jeune femme… J’avais toujours eu dans l’idée qu’elle serait largement de taille à rivaliser avec lui. Sans perdre une seconde, je suis allé planter le décor dans sa chambre.

C’était une expérience intéressante sur le plan psychologique. Son sentiment de culpabilité, la tension nerveuse consécutive au fait qu’elle venait de tuer un homme, associés à la suggestion presque hypnotique du décor, suffiraient-ils à la pousser au suicide ? Je le pensais. Et j’avais raison. Vera Claythorne s’est pendue devant moi, qui m’étais caché dans l’ombre de la penderie.

Restait la dernière étape. J’ai ramassé la chaise et l’ai placée contre le mur. J’ai cherché le revolver, que j’ai trouvé en haut de l’escalier, là où il lui était tombé des mains. J’ai pris bien soin de ne pas brouiller les empreintes qu’elle y avait laissées.

Et maintenant ?

Je vais terminer d’écrire ma confession. Je la mettrai dans une bouteille scellée et je jetterai la bouteille à la mer.

Pourquoi ?

Oui, pourquoi ?

J'avais pour ambition d’inventer une énigme criminelle que personne ne pourrait résoudre.

Mais un artiste, je le constate aujourd’hui, ne saurait se satisfaire de l’art en soi. On ne peut nier chez lui le besoin légitime d’être reconnu.

J’éprouve le désir pitoyablement humain – je l’avoue en toute humilité – de faire savoir à autrui à quel point j’ai été ingénieux…

Depuis le début, je suis parti du principe que le mystère de l’île du Nègre resterait insoluble. Mais, bien entendu, il se peut que la police se montre plus astucieuse que je ne le pense. Après tout, elle dispose de trois indices. Primo, elle sait parfaitement qu’Edward Seton était coupable. Par conséquent, elle sait que l’un des dix occupants de l’île n’était en aucune manière un assassin ; paradoxalement, il s’ensuit que c’est celui-là – en toute logique – qui doit être le meurtrier. Le second indice se trouve dans le septième couplet de la comptine. La mort d’Armstrong est associée à un « poisson d’avril » qui l’a gobé – ou, plus exactement, qu’il a gobé, lui. Autrement dit, à ce stade de l’affaire, il est clairement indiqué qu’il y a mystification… qu’Armstrong a trouvé la mort en s’y laissant prendre. Voilà qui pourrait orienter l’enquête dans une direction prometteuse. Car il ne restait plus alors que quatre personnes sur l’île et, de ces quatre personnes, j’étais de toute évidence la seule susceptible d’inspirer confiance au médecin.

Le troisième indice est d’ordre symbolique : la marque que la mort aura laissée sur mon front. Le signe de Caïn.

Il ne me reste plus grand-chose à ajouter.

Après avoir confié à la mer ma bouteille et son message, je monterai dans ma chambre et je m’allongerai sur le lit. À mon lorgnon est fixé ce qui a tout l’air d’un long cordon noir… – en réalité, c’est un élastique. De tout mon poids, je pèserai sur le lorgnon. Quant au cordon, je le passerai autour de la poignée de la porte et, à son extrémité, j’attacherai – pas trop solidement – le revolver. Selon moi, voici ce qui se passera.

Ma main, protégée par un mouchoir, pressera sur la détente puis retombera à mon côté. Le revolver, tiré par l’élastique, ira heurter la poignée de la porte ; sous le choc, il se détachera du cordon et tombera sur le seuil. L’élastique coulissera autour de la poignée et, libéré, reviendra alors pendre innocemment au lorgnon sur lequel mon corps repose. Le mouchoir ? Bah ! la présence d’un mouchoir sur le parquet, à portée de ma main, ne devrait pas susciter de commentaire.

On me retrouvera allongé sur mon lit, tué d’une balle dans le front, conformément aux notes laissées par mes compagnons d’infortune. D’ici que l’on procède à l’autopsie de nos cadavres, il sera impossible de déterminer avec exactitude l’heure de notre mort.

Quand la mer se calmera, des hommes viendront de la côte avec leurs bateaux.

Dix cadavres et un problème insoluble, voilà ce qu’ils trouveront sur l’île du Nègre.

Signé :

Lawrence Wargrave